Publié le 31 jan 2006Lecture 6 min
Des recommandations à la pratique clinique
S. WEBER, hôpital Cochin, Paris
La médecine n’est pas une science exacte ; c’est une affaire entendue… C’est même un lieu commun. Notre pratique médicale doit-elle cependant s’efforcer de tendre le plus possible vers la rigueur des sciences exactes ? Reconnaissons-le, nous sommes tous quelque peu ambigus en la matière.
Tout d’abord, nous sommes certainement complexés et/ou naïfs par rapport aux « vrais » scientifiques pratiquant les sciences dures comme les mathématiques, la physique, ou la chimie. Ceux qui ont eu le privilège de les côtoyer, à travers les hasards de la vie universitaire ou plus simplement dans un cadre amical ou familial, savent bien que, malgré l’apparente impartialité absolue des chiffres et des théorèmes, leurs prises de décision dans la vraie vie comportent, comme pour nous, leur part d’intuition et de subjectivité.
Entre rationalisation et subjectivité
De plus, dans cette recherche quasiment séculaire d’une rationalisation la plus poussée possible de nos prises de décisions, nous sommes, en y réfléchissant bien, quelque peu ambivalents : d’une part, il est rassurant de se dire qu’une analyse parfaite du corpus de nos connaissances, telle qu’elle est censée être faite dans les recommandations des sociétés savantes nous permettrait idéalement de choisir la seule et unique attitude diagnostique ou thérapeutique appropriée au cas du patient que nous avons devant nous.
L’autre face du véritable Janus que nous sommes en la matière nous chuchote cependant que cet objectif est inaccessible, et heureusement, car cette part d’intuition et de subjectivité qui nous restera toujours, représente le « sel » de notre pratique. C’est ce qui lui confère finalement l’essentiel de son intérêt et fait que nous ne sommes pas, en tant que praticien, totalement interchangeables, même si nous avons reçu la même formation initiale et bénéficions de la même remise à jour permanente de nos connaissances, grâce notamment à la lecture de ces fameuses recommandations, guidelines, conférences de consensus, etc.
La cardiologie : une discipline au cœur de l’évaluation
Notre discipline, la cardiologie, est probablement à la pointe de cette problématique puisque nous avons la chance de prendre en charge une pathologie se prêtant bien aux classifications diverses et variées, puisque riche en paramètres quantitatifs (hémodynamiques, échographiques, électrophysiologiques, etc.). De surcroît, les malades sont nombreux, les enjeux de santé publique et médico-économiques majeurs, les diagnostics facilement standardisables et se prêtant bien aux essais multicentriques. La littérature cardiologique est donc abondante et souvent d’excellente qualité méthodologique. Les malades porteurs d’une cardiopathie sont légion, surtout dans les pays riches ; les cardiologues sont donc très logiquement et fort heureusement nombreux. Ils se sont regroupés, de par le vaste monde, en plusieurs dizaines, voire plus, de sociétés savantes, s’intéressant à toute la cardiologie ou à certaines de ses sous-spécialités et s’exprimant au niveau national, continental, et souvent international. Beaucoup de ces sociétés mettent à profit la richesse des compétences qu’elles réunissent pour élaborer puis réactualiser, à intervalles parfois rapprochés, des « recommandations » couvrant actuellement la grande majorité des pathologies cardiovasculaires.
Nous nous devons de connaître les recommandations…
Réjouissons-nous de cet état de fait ; ces recommandations, guidelines et autres documents émanant de la réflexion collective de groupes d’experts représentent une véritable richesse. Aucun d’entre nous isolément, quel que soit son brio et sa puissance de travail, ne pourrait se livrer tout seul à l’analyse exhaustive de la littérature, à la réévaluation critique de tous les essais thérapeutiques correspondant à une pathologie donnée. De surcroît, la réflexion collégiale, impliquant des experts de haut niveau mais d’horizons et de cultures médicales souvent variés donne sur chaque sujet un éclairage à la fois plus riche, plus nuancé, plus équilibré qu’une cogitation individuelle aussi brillante soit-t-elle. Qu’il n’y ait donc aucune ambiguïté dans mes propos, il est du devoir — et j’emploie volontairement ce verbe fort — de chacun d’entre nous de connaître et même de bien connaître les versions les plus actuelles des recommandations des sociétés savantes. Il est également du devoir de ceux d’entre nous qui détiennent un petit morceau d’expertise dans un domaine précis de la cardiologie, de participer, si on les sollicite, à ce travail de réflexion collective.
… mais sans dogmatisme
Cependant, dans ce domaine comme dans bien d’autres, l’excès de zèle et le dogmatisme peuvent avoir des effets pervers, ravageurs, aboutissant à l’exact contraire de l’objectif des recommandations, c’est-à-dire à une mauvaise prise en charge de nos patients.
La lecture de Molière — et plus précisément la fréquentation des médecins du théâtre de Molière — devrait faire partie du bagage culturel « de base » de chacun d’entre nous. Prenons garde à ne pas passer du Diafoirus physiopathologique des années 60-70, à un Diafoirus méthodologico-juridique de ce début de XXIe siècle.
Combien de fois ai-je entendu récemment des conversations du style « si vous donnez du bichmolate de bizgornium dans cette situation, vous êtes en accord avec la Task force AHA/ACC, « limite » pour les recommandations SFC, par contre vous sortez des clous de l’ESC et êtes franchement hors AMM France ! ».
La prise en charge doit rester centrée sur la clinique
Le véritable bien-fondé de la prescription de « bichmolate du bizgornium » à ce patient dépend-t-il de ce type de considération, témoignant au demeurant de la grande culture et du grand sens de l’actualité de celui qu’il l’a formulé ? N’a-t-il pas plutôt besoin d’une analyse précise et approfondie de son état clinique (elle a fort heureusement généralement été parfaitement faite), d’un examen approfondi du reste de sa prescription médicamenteuse cardiologique et non cardiologique pour savoir si le rapport bénéfice/risque du énième médicament est réellement utile, d’une parfaite connaissance de son mode de vie pour savoir si les quelques mètres supplémentaires (p < 0,001), des quelques Watts supplémentaires (p < 0,002) ou les quelques dixièmes de classes fonctionnelles NYHA gagnés (p < 0,00001) changeront réellement sa qualité de vie ou, enfin, si sa compliance aux impératifs de surveillance de ce traitement par le « bichmolate de bizgornium » (dosage de la « granitémie » une fois par mois) rendront cette prescription raisonnable ?
N’oublions pas que ces recommandations sont, je n’hésite pas à le répéter, irremplaçables car généralement justes… Elles peuvent être occasionnellement déraisonnables, soit parce que manifestement extrémistes ; je me joins du concert de critiques sur la notion de « sujet préhypertendu », proposée par la dernière mouture d’une société savante américaine d’hypertension qui ferait que la moitié de la population, serait composée de malades qui s’ignorent.
Parfois ces recommandations se basent sur des classifications ou des instruments de mesure adaptés à la recherche clinique et peu adaptés et, finalement, à mon modeste avis, contre-productifs à la prise en charge individuelle. Je pense, par exemple, au critère de jugement MACE (major adverse cardiac endpoint), idéal pour démontrer la supériorité des stents actifs sur les stents nus, mais quelque peu artificiel (pour employer un terme courtois) puisque accordant autant de poids à un infarctus myocardique ou une mort subite qu’à une réhospitalisation de 24-48 h pour contrôle coronarographique… Je pense également aux recommandations basées sur la « nouvelle » classification des syndromes coronaires aigus, considérant le segment ST comme le centre de l’univers. Cette classification est très utile pour évaluer les nouveaux antithrombotiques puissants et coûteux mais, par contre à mon modeste avis, est source de confusion et d’appauvrissement dans l’analyse au quotidien de la réalité de nos patients. La connaissance et la prise en compte de l’essentiel des recommandations des sociétés savantes ne nous interdisent cependant pas, fort heureusement, de garder un minimum d’autonomie intellectuelle, voire même d’esprit critique ou encore même d’esprit rebelle !
Je terminerai ce propos par une proposition très simple. N’oublions pas que recommandation signifie « conseil argumenté », c’est tout, mais c’est énorme et précieux. Le bon gouvernant qu’est le cardiologue praticien doit savoir s’entourer de conseillers compétents mais ne doit pas oublier que, in fine, c’est lui qui gouverne dans le meilleur intérêt de son patient.
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