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Cardiologie générale

Publié le 01 fév 2018Lecture 21 min

Les statines diminuent la mortalité en prévention primaire : il n’y a pas de doute à avoir sur ce point

François DIEVART, Clinique Villette, Dunkerque

Comme il a été écrit dans la mise au point de départ de ce dossier, des métaanalyses menées depuis 2011 par la collaboration Cochrane ont démontré que les statines permettent de diminuer la mortalité totale en prévention primaire.
Alors pourquoi revenir sur ce sujet ? Pour deux raisons. La première est que la controverse médiatique concernant les statines a principalement porté sur la prévention primaire et sur une nocivité supposée des statines dans cette situation clinique. La deuxième est que, lors d’une enquête récente menée par le CNCF et à laquelle ont répondu 345 cardiologues (80 % étant libéraux et 20 % étant hospitaliers), à la question « en prévention cardiovasculaire primaire, pensez-vous que les statines diminuent la mortalité totale ? », 45 % des cardiologues ont répondu« Non ». Il est donc utile de revenir sur les éléments probants.

Une controverse qui joue sur les mots Une partie importante de la controverse sur les statines a porté sur leur utilisation en prévention CV primaire. Dans l’esprit et les propos des contempteurs des statines, la sémantique utilisée dans cette controverse a glissé par amalgame et métonymie*, d’une discussion sur leur utilité éventuelle en prévention primaire, à une discussion sur leur efficacité, voire leur nocivité dans cette situation clinique. En effet, dans les concepts d’efficacité et de nocivité figurent la notion d’utilité et là, le glissement s’est fait un sens partant d’un composant (l’utilité) à un tout potentiellement englobant (efficacité ou nocivité). Cet amalgame fit que le profane a fini par ne plus discerner la notion d’utilité (qui résulte d’une interprétation normative, voir article spécifique dans le prochain dossier) de l’efficacité et de la nocivité qui sont des faits. L’objectif étant de l’inciter à penser que les statines ne sont pas efficaces en prévention CV primaire. * Métonymie : figure de style qui remplace un concept par un autre avec lequel il est en rapport par un lien logique sous-entendu, comme la cause pour l’effet, le contenant pour le contenu, l’artiste pour l’œuvre, la ville pour ses habitants, la localisation pour l’institution qui y est installée… Exemple, appeler le ministère des Affaires étrangères « le quai d’Orsay », ou celui de l’intérieur « la place Beauvau », or, ces lieux ne comprennent pas que ces ministères. Ainsi proposer de confondre « utilité » et « efficacité » tend à confondre un tout avec une de ses parties et créer le sous-entendu du lien logique, si l’utilité se discute, c’est que l’efficacité se discute aussi. Or, dans ce débat, il est très important de distinguer l’utilité de l’efficacité. Et disons-le clairement, les statines sont efficaces car globalement bénéfiques en prévention CV primaire : elles réduisent le risque d’IDM, d’AVC, de décès CV et la mortalité totale, indépendamment des caractéristiques de base des patients, dès lors qu’ils sont à risque substantiel d’avoir un événement CV majeur dans les 2 à 5 ans. Toutes les preuves sont là. Mais, le risque CV en prévention primaire étant parfois très faible, l’utilité des statines peut alors être discutée tant à l’échelle individuelle que populationnelle : combien de patients faut-il traiter pour éviter un événement CV majeur ? À partir de quel nombre de patients à traiter pour éviter un tel événement juge-t-on que le traitement est utile ? La réponse à cette question n’est qu’un jugement de valeur, soit éthique, soit économique, mais pas un fait. Or, plus le risque CV est faible, plus le nombre de patients à traiter est élevé et donc, d’une part, plus le nombre de patients ayant des effets indésirables (douleurs musculaires notamment) pour éviter un événement augmente et, d’autre part, plus le coût pour un système de santé augmente, ce qui met bien le concept d’utilité au centre du débat sans remettre en cause l’efficacité. La notion d’utilité est en fait un arbitrage entre deux logiques : logique d’efficacité et logique économique. De là à dire que les statines ne sont pas efficaces, voire qu’elles sont nocives, il y a un pas à ne pas franchir, sauf à avoir une franche méconnaissance de la rhétorique ou du problème, pour ne pas dire une incompétence, ou alors en avoir une bonne connaissance mais avoir un certain cynisme relatif à une interprétation particulière des faits, c’est-à-dire interpréter les faits à la lumière d’une idéologie. La différence entre la science et l’idéologie est que le scientifique confronte en permanence les faits à une mise à l’épreuve pour juger de leur valeur, définie par leur réfutabilité, alors que l’idéologue, tendu par une exigence de mise en forme, voire de mise en sens, est conduit intentionnellement ou non, à effectuer une sélection parmi les faits, et à reformer, voire déformer les faits pour les rendre conformes à une vision antérieure à ceux-ci, supposée être la seule et bonne vision : ainsi, le scientifique veut la vérité en vue d’elle-même, l’idéologue veut la « vérité » en vue d’autre chose (propos adaptés de Carole Widmaier, Peut-on s’approprier collectivement le discours scientifique ? in Croire et faire croire, usages politiques de la croyance. Presses de SciencePo novembre 2017). Alors quels sont les faits ? La complexité de ceux-ci rend compte qu’un regard superficiel, partiel ou partial, peut conduire, en dehors de tout cynisme, à des opinions inappropriées au problème de fond. Une difficulté à démontrer une réduction de mortalité totale en prévention primaire L’élément souvent mis en avant pour supposer que les statines seraient inutiles, voire inefficaces est de montrer que, dans un grand nombre d’essais thérapeutiques contrôlés conduits en prévention primaire, il n’a pas été observé de réduction de la mortalité totale. Pourquoi ce critère ? Par un jugement a priori, une opinion donc, qui suppose que si un traitement diminue la mortalité totale, il est globalement bénéfique, en d’autres termes que, quels que soient ses risques, ses bénéfices sont supérieurs à ceux-ci. Mais juger la valeur d’un essai sur ce seul critère démontre une absence de réflexion sur les problèmes liés à l’évaluation de la mortalité totale, sur la possibilité de mise en évidence de sa diminution significative dans un essai thérapeutique contrôlé et enfin, sur sa signification. Pour démontrer une réduction de mortalité totale dans un essai thérapeutique contrôlé, il faut au moins 2 conditions regroupées sous 2 termes : un « effet structure » et un « effet puissance ». Il y a une nuance particulière à l’effet structure qui est l’« effet patient » mais qui ne sera pas développée ici, faisant plus partie de rappel de méthodologie. De plus, il faut aussi un « effet traitement », c’est-à-dire qu’il faut que le traitement soit efficace, et, dans le cas des statines (ou plus largement des hypolipémiants), nous verrons qu’il y a des caractéristiques spécifiques contingentes à cette efficacité. Pour rendre compte de ce que recouvrent les effets cités, prenons l’exemple d’un traitement qui est efficace à réduire la mortalité coronaire en moyenne de 40 % en valeur relative. Nous verrons dans quelques exemples qu’il peut être soit très facile, soit au contraire très difficile, voire impossible de démontrer une réduction de mortalité totale dans un essai, alors qu’il s’agit d’un traitement réellement efficace sur les objectifs souhaités : réduction du risque d’IDM et de la mortalité qui y est associée. L’effet structure L’effet structure correspond à la structure de la mortalité totale, c’est-à-dire aux parts relatives des différentes causes de mortalité dans la mortalité totale. On comprend que plus la cause de mortalité réduite par le traitement sera importante parmi les causes de décès, plus il sera possible de démontrer une réduction de mortalité totale. Et donc, on peut comprendre que si une statine réduit de 40 % la mortalité par IDM et si les IDM représentent 76 % des causes de décès dans la population d’un essai thérapeutique, il sera possible et relativement aisé de démontrer une réduction de la mortalité totale, ce qui a été le cas dans l’étude 4S. Dans un tel essai, comme le traitement ne modifie aucune autre cause de décès, dans un sens ou dans l’autre, en diminuant de 40 % une cause de mortalité qui représente 76 % des causes des décès, le traitement réduit ipso facto la mortalité totale de 30,4 %. En revanche, dans un essai où la mortalité coronaire ne représenterait que 1,6 % des causes de décès, il devient difficile, voire quasi impossible de démontrer une réduction de mortalité totale, ce qui fut le cas dans l’étude CORONA. Dans ce cas, le même traitement qui réduit la mortalité coronaire de 40 %, et en supposant toujours qu’il ne modifie aucune autre cause de décès, ne diminue la mortalité totale que de 0,64 %. On aborde ici pleinement la distinction entre utilité et efficacité. Dans les deux populations citées, celle de l’étude 4S et celle de l’étude CORONA, le traitement est efficace, il réduit de 40 % le risque de décès par IDM, mais comme ce risque est très faible dans la population de l’étude CORONA, la question de l’utilité du traitement mérite d’être posée. Et on peut aussi comprendre qu’il s’agit d’un choix et donc d’un élément normatif et non factuel. Alors, qui doit choisir de prescrire ou non le traitement : les autorités sanitaires, les sociétés savantes rédigeant des recommandations, le médecin ou le patient ? Et ainsi, face à des valeurs différentes à l’origine d’un choix, on peut imaginer ce dialogue entre un médecin et un patient perplexe : – « Monsieur, oui, ce traitement est efficace pour réduire votre risque d’infarctus du myocarde, mais comme votre probabilité de mourir d’un infarctus du myocarde est très faible, ce traitement n’est pas utile pour vous. – Oui, mais docteur, on ne meurt pas toujours d’un infarctus du myocarde, et si le traitement diminue aussi mon risque d’avoir un infarctus du myocarde ou d’avoir un AVC sans en mourir toutefois, devient-il utile selon vos critères ? – Vous me perturbez avec votre question. Moi, mon raisonnement, mon critère de jugement de l’utilité d’un traitement, c’est la mortalité, un point c’est tout, les problèmes dont vous me parlez sont en quelque sorte subalternes. – Puis-je alors me permettre de vous répondre que, souvent, ce qui est quantifiable n’est pas utile et qu’à l’inverse, souvent, ce qui est utile n’est pas quantifiable… » Ce dialogue fictif rend compte que deux notions complémentaires sont à ajouter à ce paragraphe concernant l’effet structure de la mortalité totale. La première est que lorsqu’au terme d’un essai thérapeutique contrôlé n’ayant pas démontré de réduction de mortalité totale, des commentateurs indiquent que « maintenant les patients sont trop bien traités, et il devient difficile de démontrer une réduction de la mortalité totale », cela fait directement référence à l’effet structure : l’évolution épidémiologique pour partie due aux traitements de prévention CV a modifié la structure de la mortalité, la part coronaire se réduisant progressivement. La deuxième notion est qu’il deviendra de plus en plus difficile de démontrer une réduction de mortalité totale passant par une réduction de la mortalité coronaire puisque celle-ci ne fait que décroître. Ainsi, concernant les données françaises, les données publiées cette année des registres USIK et FAST-MI montrent, en valeurs ajustées, qu’en France, la probabilité de décéder 6 mois après la survenue d’un IDM avec sus-décalage du segment ST a diminué de 68 % entre 1995 et 2015. Ainsi, à supposer que l’incidence des IDM ait été constante entre 1995 et 2015, la probabilité d’en décéder a été réduite par 3 entre ces deux dates. L’enjeu pourrait maintenant être essentiellement d’obtenir une réduction des IDM plus qu’une réduction de la mortalité par IDM, ce critère devenant moins pertinent en 2018 pour juger de l’utilité d’un traitement. En d’autres termes, alors que pendant des années l’objectif a été de prolonger la durée de vie (critère aisément quantifiable), un objectif non moins majeur devient maintenant de prolonger l’espérance de vie sans événements cliniques majeurs ou espérance de vie en bonne santé (élément moins aisément quantifiable mais néanmoins fort utile). L’effet puissance L’effet puissance correspond à la puissance de l’étude, c’est-à-dire à sa précision à juger qu’un résultat est proche de la réalité. La puissance qui est la capacité d’un test à montrer une différence dépend de plusieurs variables, parmi lesquelles le nombre de sujets, la différence minimale d’intérêt (Δ), la variance et le risque alpha. Ainsi, si l’étude 4S avait inclus moins de 1 000 patients, elle aurait totalisé 100 décès au lieu de 438 et 68 décès coronaires au lieu de 300, et, compte tenu du faible nombre de patients, une même réduction relative du risque que celle enregistrée dans l’étude n’aurait pas permis d’enregistrer un résultat significatif par manque de puissance ou de précision, les intervalles de confiance des incidences des événements quantifiés auraient été trop larges pour cette taille d’échantillon ou de population. Toutefois, dans cet essai, si le risque de base des patients avait été plus élevé, par exemple, supérieur à 25 % et proche de 30 %, l’enrôlement de 1 000 patients aurait pu suffire à obtenir un résultat significatif. Dans CORONA, avec un risque de base de 1,6 %, c’est pratiquement un million de patients qu’il aurait fallu inclure pour obtenir un résultat significatif (avec une puissance de 90 % et une valeur de p inférieure à 0,05). Cela aurait alors permis de démontrer l’efficacité du traitement mais n’aurait changé en rien le problème de son utilité. L’effet spécifique du traitement Enfin, il est logique que la probabilité de démontrer une réduction de mortalité augmente proportionnellement au risque de base des patients et proportionnellement à l’ampleur d’effet du traitement. Ainsi, concernant le risque de base, en prolongeant notre exemple, si la mortalité coronaire représente 76 % des causes de décès, mais que le risque de décès à 5 ans n’est que de 5 %, on comprend qu’il sera plus difficile de mettre en évidence une diminution de la mortalité totale dans un essai ayant enrôlé ce type de patients par rapport à un essai qui aurait enrôlé des patients dont le risque de mortalité totale à 5 ans est de 15 %. Concernant l’ampleur d’effet d’un traitement, les statines posent un problème très spécifique car la réduction du risque d’événements CV majeurs, de décès CV et de mortalité totale est proportionnelle à la diminution absolue du LDL-C obtenue. De ce fait, la probabilité de mettre en évidence un effet clinique significatif des statines sera proportionnelle à la valeur initiale du LDL-C et à l’ampleur de baisse relative de celle-ci. Pour comprendre, revenons à des exemples simples. Si un traitement diminue de 50 % le LDLC et que dans une population A, la valeur de base du LDL-C est de 2,0 g/L, la diminution absolue du LDL-C sous ce traitement sera de 1 g/L soit 2,6 mmol/L et si dans une population B, la valeur de base du LDL-C est de 0,70 g/L, le même traitement produira une diminution absolue du LDL-C de 0,35 g/l soit 0,9 mmol/L. Or, pour 1 mmol/L de réduction du LDL-C, la réduction du risque d’événements CV majeurs est de 22 % (IC95% : 24-20) : de ce fait, la réduction relative du risque d’événements CV dans la population A sera de l’ordre de 57 % et dans la population B sera de l’ordre de 20 %. Dans ce même cas de figure, si le traitement ne diminue que de 25 % le LDL-C, la réduction relative du risque d’événements CV dans la population A sera de l’ordre de 28 % et dans la population B sera de l’ordre de 10 %. Et donc, on comprend que plus le LDL-C de base sera bas, plus il sera difficile de mettre en évidence un effet clinique, sauf à augmenter la taille de la population enrôlée. On comprend aussi, que, de nouveau, l’efficacité du traitement n’est pas remise en cause par ces constatations, mais potentiellement son utilité en cas de LDL-C très bas et/ou de risque cardiovasculaire absolu très bas. Ces éléments, dont celui propre aux statines et à leur effet, mais aussi aux autres traitements agissant sur le LDL-C, expliquent que le résultat d’un essai thérapeutique qui évalue ce type de traitement doit être interprété en prenant en compte plusieurs paramètres : la structure de la mortalité (les parts relatives de ses différentes causes), les risques absolus de base (mortalité totale, mortalité CV) et enfin, le niveau absolu de LDL-C de base, la diminution relative du LDL-C permise par le traitement évalué qui, couplé au niveau absolu de LDL-C de base fournira la diminution absolue de LDL-C obtenue sous traitement. Et ainsi, on comprend donc que la vérification de l’hypothèse lipidique dans un essai évaluant un hypolipémiant et ce, que l’essai soit « positif » ou « négatif », justifie de vérifier que le résultat obtenu s’inscrit bien sur la droite de régression liant baisse absolue du LDL-C et baisse relative des événements CV majeurs. On comprend aussi qu’il est plus difficile de démontrer une réduction de mortalité totale en prévention primaire qu’en prévention secondaire, car en prévention primaire, et par rapport à la prévention secondaire, en général, la part relative de la mortalité coronaire dans la mortalité totale est plus faible, les risques absolus de base (mortalité totale et mortalité coronaire) sont plus faibles et le LDL-C de base est plus faible. On comprend que tous ces éléments ne peuvent que contribuer à faire en sorte qu’en prévention primaire, la réduction relative du risque sous statines soit plus faible et qu’il faille soit des essais de très forte puissance, soir recourir aux métaanalyses, soit utiliser des traitements diminuant très fortement le LDL-C pour espérer démontrer une réduction de la mortalité totale. On comprend aussi qu’un essai thérapeutique dans le domaine des lipides pourra être « négatif » tout en continuant de valider l’hypothèse lipidique. Ce que nous allons voir avec l’étude ALLHAT LLT. Deux études divergentes : confusion et utilité pour défendre une opinion Aux deux extrêmes de la chaîne des essais thérapeutiques contrôlés ayant évalué des statines en prévention primaire il y a les études ALLHAT LLT et JUPITER. Dans la première, la statine évaluée ne diminue ni les événements CV majeurs ni la mortalité totale (figure 1) et dans la deuxième, la statine évaluée diminue et les événements CV et la mortalité totale (figure 2). L’avantage avec ce type de données c’est que chacun peut s’en servir pour défendre son point de vue : utiliser ALLHAT LLT pour revendiquer l’inefficacité des statines en prévention primaire ou utiliser JUPITER pour revendiquer un bénéfice majeur. Au passage, chacun, selon son point de vue, peut tenter de montrer à quel point l’étude qui a un résultat contraire à sa pensée préétablie est biaisée. Figure 1. Résultats de l’étude ALLHAT LLT concernant les événements coronaires majeurs. Figure 2. Résultats de l’étude JUPITER sur le critère primaire (décès CV, AVC, IDM, angor instable, revascularisation artérielle). En fait, faire reposer l’évaluation d’un traitement sur les résultats d’une seule étude, notamment s’ils confortent une opinion préalable, est une erreur de raisonnement, un biais cognitif appelé biais de confirmation d’hypothèse. Si deux études ont des résultats aussi divergents qu’ALLHAT LLT et JUPITER, il convient tout à la fois de les comparer et de les analyser à la lumière des connaissances globales sur le sujet et en prenant en compte les éléments développés aux paragraphes précédents notamment. En comparant les études ALLHAT LLT et JUPITER des différences majeures apparaissent rapidement : – l’étude ALLHAT LLT a été conduite en ouvert, le groupe contrôle recevait simplement des soins usuels (et non un placebo) et la molécule utilisée dans le groupe « intervention » a été la pravastatine à 40 mg/j qui a permis une diminution de seulement 9 % du LDL-C. Avec ce schéma thérapeutique particulier, le critère primaire évalué était très ambitieux puisqu’il s’agissait de la mortalité totale qui n’a pas été significativement différente entre les 2 groupes comparés au terme d’un suivi moyen de 4,8 ans. Les auteurs de cet essai négatif n’en ont pas moins conclu que les résultats constatés en matière de mortalité totale et d’événements CV étaient compatibles avec ceux que l’on peut attendre d’une telle réduction du LDL-C : ils s’inscrivent en effet sur la droite de régression corrélant la diminution du cholestérol obtenue et la réduction des événements CV et de la mortalité totale (figure 3 ; il est à noter que dans ce travail, la droite de régression utilisée n’est pas celle élaborée à partir des études faites avec les statines, puisque celle-ci n’a été disponible qu’à partir de 2005, mais est celle d’une métarégression antérieure datant de 2000). En d’autres termes, l’essai est négatif parce que la baisse du LDL-C a été trop faible, mais son résultat reste compatible avec un effet clinique corrélé à la diminution du LDL-C et ne remet ni en cause l’hypothèse lipidique ni le bien-fondé de l’efficacité des statines ; Figure 3. Étude ALLHAT LLT. Bien qu’il n’y ait pas eu de démonstration d’une réduction significative des événements coronaires dans l’étude ALLHAT LLT, cette absence d’effet peut être imputé à une trop faible baisse du cholestérol par le traitement évalué. L’effet obtenu reste proportionnel à la baisse du cholestérol obtenu et les résultats de cette étude n’invalident pas l’hypothèse lipidique. – l’étude JUPITER a été conduite en double aveugle contre placebo, et la molécule utilisée a été la rosuvastatine, d’emblée à posologie élevée (20 mg/j) permettant par rapport au placebo une réduction de 50 % du LDLC. Particularité de l’étude, les patients enrôlés devaient avoir une hs-CRP élevée. Est-ce là la raison du bénéfice observé précocement ou est-il dû à l’ampleur de baisse du LDL-C ? Et l’ampleur du bénéfice n’est-elle pas majorée par un arrêt prématuré de l’étude ? Quoi qu’il en soit, cette étude a été arrêtée à 1,9 an de suivi, bien avant son terme prévu, du fait d’une réduction ample et significative des événements CV majeurs (diminution en moyenne de 40 %) et de la mortalité totale (diminution de 20 %), sans diminution significative de la mortalité CV, mais avec un intervalle de confiance à 95 % concernant ce résultat ne pouvant exclure un bénéfice (HR : 0,80 ; IC95% : 0,52-1,27). Le résultat obtenu ne s’inscrit pas sur la droite de régression reliant baisse du LDL-C et effet clinique mais au-dessus de celle-ci, suggérant un effet du traitement plus important que ce qui peut être attendu de la diminution du LDL-C (figure 4). Plusieurs explications en sont possibles : 1) le fait que les patients enrôlés avaient des signes d’inflammation peut indiquer que l’effet des statines est encore plus puissant quand de tels signes existent ; 2) un effet hasard ou effet chance ; 3) une ampleur d’effet anormalement ample, due à l’arrêt prématurée de l’essai. Figure 4. Étude JUPITER : relation entre la diminution absolue du LDL-C et le risque relative d’événements CV majeurs d’après la droite de régression du CTT. Si l’étude JUPITER a été critiquée, notamment du fait de son arrêt prématuré qui a probablement majoré l’ampleur du résultat constaté, dans la métaanalyse du groupe Cochrane dont un des principes a été de sélectionner les études répondant à des critères de qualité prédéfinis, l’étude JUPITER a été retenue alors que l’étude ALLHAT LLT ne l’a pas été. En analysant maintenant ces deux études à l’aune des éléments cités plus avant, il est possible de constater que dans les groupes placebo, l’incidence de la mortalité totale a été de 1,25 % par an dans JUPITER et de 2,55 % dans ALLHAT LLT et celle de la mortalité CV a été de 0,25 par an dans JUPITER (soit 20 % de la mortalité totale) et de 1,18 % par an dans ALLHAT LLT (soit 46 % de la mortalité totale). On pouvait donc s’attendre à ce qu’il soit plus aisé de démontrer une réduction de mortalité totale dans ALLHAT LLT que dans JUPITER puisque la part de mortalité CV est plus grande dans la première étude que dans la deuxième (cf. les éléments concernant l’effet structure). Mais deux éléments influencent aussi les résultats : s’il n’y a eu « que » 445 décès dans l’étude JUPITER et qu’il y en a eu 1 272 dans ALLHAT LLT, d’une part, la puissance d’une étude tient plus au nombre de patients enrôlés augmentant la précision de la mesure, or JUPITER a inclus 17 802 patients et ALLHAT LLT 10 355 patients, et surtout, d’autre part, le résultat espéré est linéairement corrélé à la diminution du LDL-C, d’autant plus ample que la diminution du LDL-C a été ample, or elle a été de 50 % dans JUPITER et de 9 % dans ALLHAT LLT. Si l’effet structure a son importance, l’effet traitement est aussi essentiel à permettre de démontrer une réduction de mortalité totale. La nécessité de recourir aux métaanalyses Les essais de prévention CV primaire, notamment ceux effectués avec des statines, ont des particularités spécifiques leur rendant difficile de démontrer une réduction de mortalité totale : faible risque de base, structure de mortalité ou le risque de décès coronaire est faible, faibles valeurs de LDL-C de base et… crainte d’utiliser de fortes doses de statines dans ces populations, minimisant par là même la possibilité d’obtenir une forte diminution absolue du LDL-C garante du bénéfice clinique. De ce fait, pour juger de l’effet des statines en prévention primaire, force est de recourir aux métaanalyses des essais thérapeutiques disponibles afin d’augmenter la puissance et donc d’évaluer avec une meilleure précision l’effet clinique du traitement, et de recourir à certaines méthodes statistiques, comme les droites de régression corrélant variation du LDL-C et ampleur de l’effet clinique. Et c’est ce qui fut fait, permettant une appréciation plus objective des effets cliniques des statines en prévention CV primaire. Nous disposons donc de plusieurs métaanalyses ayant quantifié l’effet clinique des statines en prévention CV primaire et, concernant l’effet sur la mortalité totale, leurs résultats paraissent contradictoires, parfois significatifs, parfois non significatifs. Ce qui, une fois de plus permet à chacun d’utiliser le travail qui sied le mieux à la théorie qu’il défend préalablement : efficacité ou non des statines. Avant les métaanalyses de la collaboration Cochrane, il y avait eu 4 grandes métaanalyses ayant inclus plus de 40 000 patients chacune et ayant évalué l’effet des statines sur la mortalité totale en prévention CV primaire : deux étaient positives et deux étaient négatives en ce sens que la mortalité totale était significativement diminuée dans deux mais ne l’était pas dans les deux autres (tableau ci-dessous). L’effet moyen était une diminution relative du risque de mortalité allant de 8 à 12 % avec des intervalles de confiance se chevauchant largement, donnant un aspect homogène à ces différents résultats dont aucun, par ailleurs et individuellement, n’était en faveur d’une augmentation de la mortalité totale (qui, au pire aurait été de 0,1 %). C’est dans ce contexte, jugé incertain, que les chercheurs de la collaboration Cochrane ont entrepris de refaire une métaanalyse des essais ayant évalué des statines en prévention CV primaire. Voulant trancher définitivement le débat ils ont choisi de n’inclure dans leur travail que les essais thérapeutiques contrôlés de plus grande qualité et ayant donc un risque minime de biais. Ils dirent d’ailleurs clairement dans la partie « discussion » de leur article qu’ils espéraient bien ainsi démontrer que les statines n’ont pas d’effet bénéfique sur la mortalité totale en prévention CV primaire. Et leur surprise fut grande car non seulement leur travail a démontré une réduction significative de la mortalité totale, mais, plus encore, celle-ci est encore plus ample que ce qui avait jusqu’ici été constaté avec une diminution relative du risque de 17 %. Ce premier travail publié en janvier 2011 a été renforcé par une deuxième métaanalyse du même groupe Cochrane, publié en janvier 2013 et ajoutant des études récentes et qui arrive aux mêmes conclusions : les statines diminuent significativement la mortalité totale en prévention primaire. Synthèse et perspectives Si, dans une vision réductrice de l’analyse des effets cliniques d’un traitement, on ne souhaite retenir comme critère que la mortalité totale, le doute n’est pas permis, les données disponibles démontrent que les statines réduisent la mortalité totale en prévention CV primaire. Les particularités des essais de prévention CV primaire (faible risque de base, structure de la mortalité, faibles doses de statines et faible LDL-C de base) rendent compte de la difficulté à démontrer par un seul essai clinique pertinent une réduction de mortalité totale et qu’il est donc nécessaire de recourir à des métaanalyses pour démontrer un tel effet. Ces travaux, en augmentant la taille des populations prises en compte permettent de renforcer la puissance de l’analyse. L’évolution épidémiologique (modification de la structure de la mortalité avec une diminution de la part attribuable aux IDM mortels), le fait que les patients à haut risque CV sont le plus souvent traités par statine et/ou d’autres hypolipémiants, et de ce fait ont un LDL-C de base plutôt bas, le fait que l’effet des statines est lié à leur puissance et à la diminution absolue du LDL-C qu’elles procurent, celle-ci étant d’autant plus faible que le LDL-C de base est plus faible, rend compte qu’il va devenir difficile, sinon impossible, de démontrer une réduction de mortalité totale dans les essais évaluant des hypolipémiants, et cela peut-être même en prévention CV secondaire. De ce fait, la mortalité totale ne semble plus devoir être le critère pertinent pour juger de l’efficacité des hypolipémiants. Les éléments qu’il faudra probablement prendre en compte à l’avenir sont les suivants : avoir une relative assurance que les traitements évalués n’augmentent pas la mortalité non CV, et donc la mortalité totale, en ayant recours si nécessaire aux métaanalyses, et, dans ce cas, considérer que si tel est le cas, ces traitements permettent non pas de prolonger l’espérance de vie en tant que telle, mais l’espérance de vie en bonne santé.

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