Publié le 25 avr 2006Lecture 6 min
Bêtabloquants avant chirurgie lourde non cardiaque chez les patients à haut risque
J. MACHECOURT, CHU de Grenoble
L’utilisation d’usage du traitement bêtabloquant en pré- et postopératoire immédiat chez les patients à risque cardiovasculaire élevé est recommandée de longue date par les sociétés savantes.
Cependant, le niveau de preuve n’est pas très élevé car les deux études randomisées à la base de ces recommandations comportent un nombre limité de patients, et des résultats contradictoires ont été présentés depuis.
L’intérêt des bêtabloquants chez des patients à haut risque avant de subir un acte de chirurgie lourde doit être souligné.
L'importante étude d’observation de cohortes appariées publiée par Lindenauer dans le New England Journal of Medicine cette année apporte des preuves convaincantes sur l’utilité de ce traitement bêtabloquant avant chirurgie lourde chez les patients à haut risque, mais elle soulève des incertitudes chez d’autres types de patients. Dans l’attente des résulats dans 4 ou 5 ans de deux « méga essais » randomisés sur ce sujet, on doit conseiller les bêtabloquants avant chirurgie non cardiaque lourde chez les patients à haut risque et ceux déjà traités par bêtabloquants.
Bêtabloquants avant chirurgie lourde non cardiaque : une recommandation déjà établie
Cette recommandation fait même partie de la liste des 30 mesures pratiques publiées par nos confrères « qualiticiens » outre-Atlantique (30 safe practices for better healthcare). Cette recommandation fait suite aux résultats de deux études randomisées positives déjà relativement anciennes (Mangano en 1996 et Poldermans en 1999).
Les deux études avaient inclus un nombre limité de patients (respectivement 200 et 112 patients) : l’aténolol avait été utilisé avant chirurgie non cardiaque dans la première, le métoprolol avant chirurgie vasculaire dans la deuxième (DECREASE : Dutch Echocardiographic Cardiac Risk Evaluation Applying Stress Echocardiography). Dans ce dernier essai, par exemple, la survenue d’un décès ou d’un infarctus a été divisée par 10 (3,4 vs 34 %) grâce à l’instauration du métoprolol 10 à 30 jours avant la chirurgie.
Si certains travaux ultérieurs (d’effectifs limités) allaient dans le même sens, deux études présentées sous forme d’abstracts à l’AHA 2004, et ayant utilisé toutes les deux le métoprolol – l’une avant chirurgie vasculaire, l’autre avant chirurgie non cardiaque chez des diabétiques – n’ont pas retrouvé de bénéfice significatif du traitement bêtabloquant à 30 jours ou à 18 mois.
Le niveau de preuve est donc modéré et les aléas récents de l’évaluation de l’intérêt de la revascularisation myocardique préventive avant chirurgie vasculaire lourde, d’abord recommandée sur les travaux préliminaires, puis contestée avec l’étude de Mac Falls (Cardiologie Pratique n° 727), imposent de réévaluer à plus large échelle le problème.
L’importance de l’étude de Lindenauer
Cette étude est donc bienvenue en raison de l’absence de certitudes sur l’intérêt des bêtabloquants et de l’importance du problème (on estime que 1 patient sur 10 présente un incident ou un accident cardiaque après chirurgie non cardiaque majeure).
L’approche des auteurs est originale : ils ont mesuré la mortalité hospitalière après chirurgie lourde dans une large cohorte de patients opérés, puis comparé cette mortalité selon la prescription ou non en péri-opératoire de bêtabloquants. Plus de 660 000 patients, opérés dans plus de 300 centres aux États-Unis ont été ainsi étudiés. Une chirurgie lourde a été définie comme nécessitant une hospitalisation de plus de 48 heures : 18 % (seulement) des patients concernés avaient bénéficié d’un traitement bêtabloquant péri-opératoire (120 000 patients) et ont été comparés à ceux n’ayant pas été traités (540 000).
Pour assurer ensuite une meilleure comparaison des deux groupes, les 120 000 patients traités par bêtabloquants ont été comparés à 216 000 (parmi les 540 000) patients non traités par bêtabloquants mais appariés aux patients sous bêtabloquants en fonction de la présence et du nombre de facteurs de risque.
L’appariement des patients s’est fait à partir d’un score de risque (Revised cardiac risk index) allant de 0 à 5 selon la présence ou l’absence de chacun des cinq facteurs de risque suivants : antécédent coronaire, antécédent d’insuffisance cardiaque, antécédent vasculaire cérébral, traitement par insuline et présence d’une créatininémie > 176 µmol/l.
Les principaux résultats de l’étude peuvent être résumés comme suit :
- Seulement 18 % des patients éligibles au traitement bêtabloquant ont bénéficié de ce traitement, ce qui montre que cette recommandation d’usage n’avait, dans les faits, été adoptée que pour une minorité de patients. Toutefois, 44 % des patients ayant un score de 4 ou plus ont effectivement été traités par bêtabloquants (contre uniquement 14 % chez les patients avec un score de 0).
- L’effet du traitement bêtabloquant est directement en relation avec le risque cardiovasculaire du sujet. Ainsi, chez les patients de la cohorte appariée, chez ceux à risque = 0, les bêtabloquants sont associés à une augmentation significative de 43 % du risque de décès ; chez les patients à risque intermédiaire (score 1 ou 2), l’effet des bêtabloquants est neutre ; chez les patients à score élevé (3 ou Ž 4), les bêtabloquants réduisent significativement la mortalité hospitalière (43 %) (figure). Les résultats sont identiques à quelques nuances près pour la cohorte entière des patients.
Figure. Résultat du traitement bêtabloquant selon la valeur de l’index de risque cardiaque (RCRI : 1 point par présence d’un de ces facteurs de risque). D’après Lindenauer PK, N Engl J Med 2005.
- À noter que la présence d’un seul facteur de risque (par exemple un antécédent coronaire ou un diabète) n’est pas associée à un effet bénéfique du bêtabloquant ; c’est, au contraire, la sommation des facteurs de risque qui entraîne cet effet bénéfique.
Analyse critique de l’étude et recommandations
Ces résultats confortent donc les recommandations d’usage des bêtabloquants en péri-opératoire avant chirurgie non cardiaque lourde chez les patients à haut risque cardiovasculaire.
Des limitations méthodologiques
Cependant, des limitations méthodologiques sévères concernant ce travail imposent une certaine prudence dans ces conclusions, notamment quant à la conduite à tenir chez les patients à moins haut risque :
- il s’agit d’un registre de cohortes appariées et non d’une étude randomisée ;
- du fait du caractère rétrospectif du travail, l’accès à certaines informations, pourtant cruciales, manque ici.
• Ainsi, la définition des patients traités par bêtabloquants repose sur la constatation d’un traitement effectivement donné le 1er ou le 2e jour après l’intervention.
• On ne sait pas si ce traitement avait été prescrit volontairement, avec une visée préventive ou, au contraire, en raison de l’apparition d’une complication ischémique péri- ou postopératoire, comme par exemple la constitution d’un infarctus du myocarde.
• Il n’est pas possible de distinguer ces deux groupes de patients très différents. Cela pourrait expliquer que, chez les patients coronariens connus, le traitement bêtabloquant en soi n’a pas amélioré la mortalité dans ce travail car peut-être n’ont-ils été introduits, pour un nombre significatif de patients, qu’après la constatation d’une complication postopératoire, certaines de ces complications conduisant au décès. De la même façon, on n’a pas de renseignements sur la date d’introduction du traitement en préopératoire ;
- Par ailleurs, les chiffres de mortalité constatés concernent uniquement la mortalité hospitalière ; aucune donnée n’est disponible quant à la mortalité à 30 jours ou plus à distance.
Ces limitations méthodologiques n’altèrent pas le résultat principal de l’étude, c’est-à-dire que les bêtabloquants sont utiles en préopératoire chez les patients à haut risque.
En revanche, il est possible que d’autres groupes de patients non identifiés par ce travail puissent aussi bénéficier en péri-opératoire de ce traitement bêtabloquant.
Pour répondre à cette question, il faudra attendre le résultat de deux études randomisées en cours (POISE, Peri-Operative ISchemic Evaluation, devant analyser 10 000 patients, et DECREASE-IV, comparant statine et bêtabloquant chez 6 000 patients avant chirurgie non cardiaque). Les résultats ne seront pas disponibles avant 4 ou 5 ans.
Pour la pratique
En attendant, on doit conseiller l’utilisation des bêtabloquants avant chirurgie non cardiaque pour deux catégories de patients :
- les patients à haut ou très haut risque cardiaque (score 3 à 5 du Revised Cardiac Risk Index, RCRI), correspondant à environ 10 % des patients avant chirurgie lourde ;
- les patients déjà sous traitement bêtabloquant, par exemple pour une cardiopathie ischémique, à poursuivre alors pendant la phase péri-opératoire car on connaît le risque de l’arrêt de ces molécules chez de tels patients.
L’introduction des bêtabloquants doit se faire 10 à 30 jours avant l’acte opératoire et le traitement doit être poursuivi en périopératoire.
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