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Thérapeutique

Publié le 02 mar 2004Lecture 11 min

La résistance à l'aspirine

I. ELALAMY, hôpital de l’Hôtel-Dieu, Paris

L’aspirine est la pierre angulaire de toute stratégie antithrombotique, bien que ses limites soient clairement reconnues. Dans les années 60, le concept de résistance à l’aspirine est évoqué par Quick qui a remarqué que les patients atteints de maladie de Willebrand n’ont pas tous le même profil d’allongement du temps de saignement après la prise d’aspirine.
Les grandes métaanalyses rapportent une réduction de seulement 30 % du risque thrombotique et donc près des deux tiers des patients « échappent» ou récidivent. Plusieurs pistes physiopathogéniques sont proposées pour expliquer cette résistance clinico-biologique (tableau).

Quelles définitions ? L’hétérogénéité des définitions de la résistance à l’aspirine et la complexité des mécanismes responsables peuvent être liées à l’incapacité de l’aspirine : - à prévenir la survenue de récidive thrombotique ; - à allonger le temps de saignement (Ivy incision) ou le temps d’occlusion (PFA-100) ; - à inhiber la synthèse de throm- boxane A2 (TXA2) ; - à modifier les tracés agrégométriques. Les circonstances anamnestiques sont aussi importantes à connaître : - s’agit-il simplement d’une mauvaise observance ? - y a-t-il une réelle altération des conditions pharmacodynamiques responsables d’un trouble de l’absorption ? - une interférence médicamenteuse est-elle à incriminer ? En fait, si les échecs thérapeutiques ne sont pas rares, l’existence d’une relation biologico-clinique illustrant les conditions et la nécessité d’une surveillance biologique chez les patients traités par l’aspirine n’est pas encore démontrée.   Mode d’action de l’aspirine   • Bien que les vertus de l’aspirine soient connues depuis l’antiquité, son intérêt antithrombotique n’est suggéré qu’à partir des années 50 et ce n’est qu’en 1971 que Sir John Vane révèle le mécanisme d’action de l’aspirine : acétylation irréversible de la cyclo-oxygénase (COX), enzyme plaquettaire responsable de la synthèse de prostaglandines et impliquée dans la voie de génération du TXA2. • En 1991, deux isoformes de COX ont été découvertes : - la COX1, constitutive et ubiquitaire, - la COX2, inductible au sein des cellules nucléées. Seule la COX1 existe dans les plaquettes matures bien que cela ait été dernièrement remis en question avec la présence de COX2 dans les jeunes plaquettes issues des progéniteurs mégacaryocytaires. Leur sensibilité à l’aspirine et aux autres anti-inflammatoires (AINS) est différente. La COX2 serait moins sensible que la COX1 aux faibles doses d’aspirine. • Dernièrement, une troisième isoforme, la COX3, variant de la COX1, inhibée surtout par le paracétamol, a été décrite. L’action antiplaquettaire de l’aspirine est limitée à l’une des voies de la réponse cellulaire. Elle abolit la réponse à l’acide arachidonique, inhibe la synthèse du TXA2 et la sécrétion granulaire. Il faut toutefois souligner le fait que la plaquette possède d’autres voies d’activation qui sont peu sensibles à l’aspirine comme celles de l’ADP, du collagène et de la thrombine par exemple. En contexte inflammatoire, à la phase aiguë d’un accident thrombotique par exemple, des doses plus importantes sont préconisées afin d’inhiber la COX2 induite et responsable de la néosynthèse de prostaglandines intermédiaires. L’efficacité antithrombotique de l’aspirine ne peut pas se résumer à la simple inhibition de synthèse du TXA2, bien qu’elle apparaisse essentielle. Ainsi, une action antiradicalaire est rapportée. L’inhibition de la génération de thrombine et l’interaction avec les phospholipides membranaires plaquettaires a été proposée pour expliquer un effet anticoagulant. L’aspirine pourrait même modifier la structure du gel de fibrine en augmentant alors le potentiel fibrinolytique. Valles et al ont par ailleurs démontré que l’aspirine à dose élevée (500 mg) bloque aussi la capacité érythrocytaire d’amplification de la réponse plaquettaire.     Résistance à l’aspirine   L’observance ou son défaut doivent être évoqués Le traitement par aspirine, si banal, n’est pas toujours considéré comme fondamental par le patient et la survenue de troubles digestifs à type de gastralgies incite régulièrement à son abandon sans concertation médicale préalable.  Le profil agrégométrique type témoignant de l’effet de l’aspirine a été de mieux en mieux établi Cependant, l’étude agrégométrique est difficile et d’importantes variabilités inter- et intra-individuelles existent. Différents travaux de la littérature ont montré que les patients ayant une réponse agrégométrique abolie en présence d’acide arachidonique, mais conservée ou accrue avec d’autres agonistes, tels que le collagène et l’ADP, avaient un risque significativement accru de thrombose. Ainsi, en se basant sur le profil agrégométrique en pathologie neuro-vasculaire, Helgason a rapporté qu’un quart des patients présentaient un profil mal inhibé par l’aspirine dès l’instauration du traitement par des posologies dites faibles et qu’un tiers des patients développaient une telle résistance au cours de leur traitement avec un « échappement » malgré l’augmentation des doses. Il est encourageant de constater que la résistance à l’aspirine, définie par le défaut d’obtention du profil agrégométrique classique, est statistiquement corrélée à la résistance clinique. Ainsi, une étude prospective, menée en aveugle, a montré qu’un événement thrombotique survient chez près de 10 % des patients déclarés bons répondeurs et chez près de 24 % des sujets dits résistants (p = 0,03). L’avènement du dosage des métabolites du thromboxane A2 a permis d’évaluer l’inhibition de la synthèse TXA2 par l’aspirine. Les études pharmacocinétiques ont ainsi révélé que la baisse du TXA2 est rapide après la prise per os d’aspirine dont la demi-vie est de l’ordre de 15 minutes : - plus de 95 % d’inhibition de cette synthèse est obtenue en 2 à 3 jours avec des doses très faibles d’aspirine de l’ordre de 30 à 50 mg par jour (1/2 mg/ kg/j) ; - en revanche, malgré l’inhibition quasi complète de la génération de TXA2 et l’absence de réponse à l’acide arachidonique, quelques patients gardent la capacité d’agréger leurs plaquettes en cas de stimulation combinée in vitro de deux agonistes. Une autre étude a aussi révélé la pertinence clinique du dosage du TxB2 urinaire, témoignant de la synthèse résiduelle de TXA2 chez les patients dits résistants, et corrélé à la récidive thrombotique chez des patients à haut risque vasculaire. Le mécanisme phare de la résistance à l’aspirine semble donc être le défaut d’inhibition de la synthèse de TXA2. Trois mécanismes différents ont déjà été avancés : - l’expression accrue transitoire de COX2 : cette isoforme néosynthétisée est mal inhibée par l’aspirine au sein des jeunes plaquettes issues de la mégacaryopoïèse en cas de turn-over plaquettaire accru ; - la coopération métabolique intercellulaire : une source extraplaquettaire de TXA2 existe via les monocytes/macophages avec l’induction de la COX2 dans les contextes inflammatoires. Maclouf et al avaient décrit in vitro la capacité des plaquettes « aspirinées » à récupérer les endoperoxydes cycliques intermédiaires pour synthétiser du TXA2 grâce à leur TX synthétase fonctionnelle et contourner ainsi l’inhibition irréversible de leur propre cyclooxygénase. Eikelboom et al ont réalisé une étude cas-témoin en documentant cette synthèse résiduelle de TXA2. Ils ont corrélé les taux de métabolites urinaires du 11 dehydrothromboxane B2 à la survenue d’événements thrombotiques dans la population de l’étude HOPE (Heart Outcomes Prevention Evaluation study). Ainsi le critère combiné de jugement (IDM, AVC, mortalité cardio-vasculaire) augmente à chaque élévation d’un quartile de l’excrétion urinaire du 11 déhydroTxB2. Les patients voient leur risque vasculaire doubler dans le dernier quartile ; - l’interférence avec les autres AINS : en cas de prise concomitante, l’ibuprofène interfère avec l’inhibition irréversible de la COX plaquettaire par compétition au niveau de l’entrée du site actif de l’enzyme. Cette interférence n’est pas retrouvée avec le rofecoxib ou le diclofénac.   L’aspirine peut être inactivée par les estérases Cela, au niveau des muqueuses gastro-intestinales, avant d’atteindre la circulation porte et de pouvoir inhiber les plaquettes circulantes.  Pas de prolongation du temps de saignement Buchanan et Brister se sont fondés sur l’absence d’allongement du temps de saignement par la méthode d’Ivy incision, réputée sensible pour décrire des sujets non répondeurs à l’aspirine. Ainsi, près de 40 % des patients coronariens subissant un pontage auraient un TS normal sous aspirine. L’augmentation des posologies permettrait de retrouver une sensibilité inconstante à l’aspirine. Malgré les efforts de standardisation, ce test reste particulièrement opérateur dépendant et source d’artéfacts. Par ailleurs, le défaut d’élasticité cutanée, fréquente chez le sujet âgé, peut être responsable d’un raccourcissement « mécanique » du TS. L’augmentation des taux de facteur Willebrand avec l’âge peut accroître les performances de l’hémostase primaire.      Résistance due au non-allongement du temps d’occlusion Plus récemment, l’utilisation élargie du PFA-100 a déterminé une résistance définie par l’absence d’allongement du temps d’occlusion. Cet automate mime les conditions rhéologiques d’une brèche artériolaire en étudiant en situation de flux la capacité globale plaquettaire à occlure l’orifice d’une membrane de nitrocellulose recouverte d’activateurs plaquettaires. Ce test du « temps d’occlusion » (improprement nommé « temps de saignement in vitro ») est beaucoup plus sensible que le TS pour détecter la prise d’aspirine. Il apparaît que près de 35 % des patients ayant un IDM récent ou un AVC ischémique sont résistants, malgré la prise régulière d’aspirine (75 à 160 mg/j). Nous avons d’ailleurs observé que le TO provoqué par l’ADP est bien plus court dans ces cas. Nous avons surtout montré que l’absence d’allongement du temps d’occlusion des patients sous aspirine témoignant d’une résistance biologique in vitro est en fait corrélée à l’élévation des taux de facteur Willebrand. Les conditions rhéologiques de réalisation du test avec un flux à forces de cisaillement élevées expliquent l’implication particulière du facteur Willebrand dans la génération du thrombus plaquettaire. En revanche, le profil agrégométrique retrouve bien l’effet biologique typique d’une prise d’aspirine.   La cytométrie en flux permet de déterminer le phénotype membranaire des plaquettes soumises à différents stimulis Le génotypage par l’étude en biologie moléculaire a révélé plusieurs polymorphismes. Le polymorphisme PlA1/ PlA2 de la GPIIIa plaquettaire a été associé à un risque accru de thrombose coronaire pour un petit nombre d’auteurs. En fait, cela reste controversé. Malgré une réactivité plaquettaire accrue, paradoxalement, les plaquettes PlA2 sont plus sensibles à l’aspirine sur le plan agrégométrique. Les plaquettes homozygtes PlA1/PlA1 sont moins sensibles. Dernièrement, il a été rapporté un polymorphisme de la COX1 plaquettaire responsable d’une sensibilité accrue à l’action de l’aspirine et un autre associé à une résistance biologique. Il semble donc que la signalisation transmembranaire plaquettaire soit modulée en fonction du polymorphisme génétique des récepteurs et de la susceptibilité enzymatique à l’aspirine. D’autres mécanismes sont avancés tels que la variation d’expression de la COX2 ou de la thromboxane A2 synthétase.   Doit-on surveiller un traitement par aspirine ?     Nous sommes toujours à la recherche de tests faciles à réaliser, à la méthodologie rigoureuse et suffisamment pertinents sur le plan clinique pour permettre de prédire le risque de récidive thrombotique, la réponse thérapeutique et l’évolution du patient. Dans la grande majorité des cas, il n’est pas nécessaire de surveiller le traitement par aspirine. Toutefois, dans certains contextes, un contrôle de la réponse biologique à l’aspirine peut s’avérer utile.      Quels sont les tests biologiques potentiellement intéressants ? Le taux de TxB2 sérique ou urinaire pourrait constituer le meilleur reflet de l’efficacité biologique de la prise d’aspirine ou un « index d’aspirinisation ». La mesure de métabolites enzymatiques urinaires semble plus fiable. Un effondrement de plus de 95 % de la valeur basale est obtenu en quelques jours avec les faibles posologies. L’agrégométrie, et plus particulièrement l’abolition de la réponse à l’acide arachidonique, permettent de s’assurer de l’« observance du patient » et de la prise effective du médicament. Le retentissement biologique de la prise d’aspirine sera-t-il mieux appréhendé par l’évaluation de la réponse plaquettaire aux autres agonistes (collagène, ADP, etc.) ? Il peut être utile de doser parallèlement les métabolites du thromboxane, le 11 dehydro TxB2, pour évaluer l’importance de la coopération métabolique intercellulaire. Comme test reflétant l’atteinte de la synthèse de la prostacycline endothéliale, le dosage de la 6 cetoPGF1a a été proposé. Le temps de saignement (Ivy incision) a un intérêt très limité compte tenu de l’absence de corrélation avec l’atteinte enzymatique plaquettaire, de sa grande variabilité interindividuelle et de son caractère opérateur-dépendant. Le temps d’occlusion par le PFA-100 permet la réalisation de l’étude en sang total dans des conditions de flux. Il est particulièrement sensible pour détecter la prise d’aspirine. En revanche, l’absence d’allongement du temps d’occlusion doit être interprétée en fonction des taux de Willebrand, souvent élevés chez les patients artéritiques. Ce facteur constituant un marqueur du risque vasculaire, la pertinence clinique du PFA-100 dans l’évaluation pronostique d’une récidive reste à démontrer. Une étude génétique des polymorphismes membranaires plaquettaires serait-elle intéressante en cas de thrombose sous traitement bien conduit ? La pharmacogénomique est de plus en plus d’actualité pour les anticoagulants oraux et même d’autres antiplaquettaires, mais son intérêt en pratique clinique reste à démontrer. La cytométrie en flux utilise des outils de plus en plus fins (expression de P-sélectine, formation de complexes leucoplaquettaires, modification conformationnelle des sites de fixation du fibrinogène, etc.) permettant d’identifier le phénotype de diverses sous-populations plaquettaires chez un même patient, mais leur utilité en pratique clinique n’est pas encore validée. En fait, aucun test n’est fiable et aucune étude d’envergure n’a encore permis de valider l’intérêt clinique de ces paramètres biologiques dans un suivi prospectif rigoureux. Ces tests spécialisés peuvent toutefois être réservés à certains patients ou à des contextes particuliers : - en cas de récidive thrombotique malgré un traitement bien conduit, - en cas de contexte inflammatoire associé, - en cas de coexistence d’autres facteurs de risque vasculaires, - chez les fumeurs, - chez les patients diabétiques…   Conclusion   Si le patient résiste à l’aspirine, il faut démontrer que la résistance biologique existe… Les progrès des connaissances sur le mode d’action de l’aspirine et des dosages biochimiques ont permis d’identifier diverses résistances biologiques alors que la résistance clinique est en fait largement reconnue. On y voit la combinaison de causes génétiques et acquises. Toutefois, la définition de la résistance à l’aspirine n’est pas simple, car elle est fondée sur différents tests biologiques particulièrement hétérogènes. En cas de réponse biologique insolite ou d’échec thérapeutique, le recours à des études complémentaires au sein de laboratoires spécialisés reste souhaitable. Il reste donc à déterminer quels types de tests, à les standardiser et à valider leur pertinence clinique. Ces tests permettront-ils d’apporter des éléments de réponse utiles à l’optimisation du traitement tels que l’adaptation des doses, la substitution ou l’association de l’incontournable aspirine à d’autres agents antiplaquettaires ?     Une bibliographie sera adressée aux abonnés sur demande au journal.

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