Publié le 15 déc 2018Lecture 6 min
La chance perdue
Laurent CASBAS, Expert près le Cour d'Appel de Toulouse - Chirurgien vasculaire, Centre de chirurgie thoracique, vasculaire et endocrinien, Clinique Rive Gauche
La perte de chance est un concept médicolégal souvent évoqué dans les rapports d’expertise. C’est une notion difficile à appréhender. C’est essentiellement, l’expression de la probabilité qu’un événement plus favorable ne se soit pas produit, ou qu’un événement moins défavorable ne se soit pas produit.
La perte de chance implique seulement la privation d’une potentialité présentant un caractère de probabilité raisonnable et non un caractère certain” (Cass 1civ 7 avril 2016 n° 15-14888)
Plusieurs éléments doivent être réunis. L’existence d’un préjudice, l’existence d’une faute, et un lien causal entre les deux. Cependant, la faute commise n’est pas la cause complète du préjudice, elle ne rend compte que d’une partie des dommages subis.
En droit français, l’article 1382 du Code civil dispose que « tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. »
De ce socle fondamental de la responsabilité civile, on tire l’idée qu’un dommage causé, doit être intégralement réparé, dans toutes ses conséquences, son entièreté, le dommage réparable peut être présent, ou même futur à condition qu’il possède un caractère certain.
En effet, le dommage réparable doit être certain, on ne saurait réparer un dommage simplement éventuel.
La chambre criminelle de la cour de cassation le 18 mars 1975 a reconnu une situation intermédiaire entre le dommage certain réparable et le dommage éventuel non réparable : la perte de chance.
La Cour de cassation a identifié une hypothèse de perte de chance chaque fois que le dommage a fait disparaître une probabilité qu’un événement positif pour la victime se réalise, ou une probabilité qu’un événement négatif ne se réalise pas.
Pour qu’une situation de perte de chance puisse donner lieu à indemnisation, il faut que, par la faute de l’auteur du dommage la victime ait perdu « une éventualité favorable » selon la Cour de cassation. (Selon Me S. Pannagas).
Le concept de perte de chance est très souvent invoqué, dans les affaires de droit médical.
En matière de recours médical, c’est typiquement un retard diagnostique ou un retard de prise en charge, qui correspond à ce qui est perçu comme une perte de chance. Très fréquent en cancérologie, c’est le cas caricatural, de la radiographie du thorax faite pour un traumatisme, où le nodule suspect n’est pas visualisé par le radiologue, et 1 an après la métastase du cancer pulmonaire révèle plus tardivement la pathologie, qui était présente, déjà, 1 an avant.
Un exemple concret de recours, en pathologie vasculaire
Madame C. présente une ischémie critique du membre inférieur gauche, en rapport avec une artériopathie oblitérante. Les explorations échographique et tomodensitométrique mettent en évidence une occlusion chronique totale de 15 centimètres du tiers distal de l’artère fémorale superficielle. Il est décidé de réaliser une prise en charge instrumentale, par angioplastie endovasculaire.
Elle suit depuis 2014 un traitement anticoagulant par antivitamine K ; ce traitement est arrêté et substitué par une héparine de bas poids moléculaire.
Il est décidé de réaliser une angioplastie percutanée, avec un abord fémoral commun homolatéral, antégrade. Introducteur 6 F, franchissement de la lésion, angioplastie au ballon, puis mise en place d’un stent, le contrôle final est satisfaisant, retrait de l’introducteur et compression manuelle, puis pansement compressif.
Les suites postopératoires immédiates sont favorables.
Madame C. signale présenter une douleur au niveau du membre inférieur gauche et elle chute dans la nuit postopératoire. À noter que compte tenu de ces antécédents cardiologiques, un traitement anticoagulant a été repris par héparine de bas poids moléculaire (énoxaparine 60 mg, deux injections par jour).
À la suite de la chute, Madame C. présente une déglobulisation à 7 g d’hémoglobine et est transfusée.
Le scanner abdominopelvien met en évidence un hématome du rétropéritoine au niveau du psoas gauche, symptomatique et très algique entraînant un psoïtis (flexion de la hanche).
Il n’est pas noté de déficit sensitivomoteur au niveau du membre inférieur gauche.
L’alimentation avait été reprise, Madame C. n’était pas à jeun (déjeuner vers 12 heures).
À 16 heures, il est noté un déficit moteur débutant au niveau du membre inférieur gauche (déficit à 4/5) et une hypoesthésie du membre inférieur gauche, tableau qui s’est installé progressivement.
Il est noté après avis du chirurgien : pas d’indication d’intervention chirurgicale en urgence : surveillance.
Un passage au bloc opératoire pour évacuation de l’hématome est a priori prévu pour le lendemain.
Le bilan d’hémostase réalisé met en évidence un INR à 0,93 ce qui est tout à fait compatible avec une chirurgie.
Le traitement anticoagulant poursuivi étant énoxaparine 0,6 x 2, il n’y a pas d’incidence sur le TP et l’INR.
L’intervention chirurgicale est réalisée en fait 24 heures après, devant l’aggravation des signes sensitivo-moteurs.
L’hématome est évacué, il y a un nettoyage de la cavité. L’intervention se passe sans problème particulier.
Les suites postopératoires sont marquées par la persistance d’un déficit sensitif et moteur.
Madame C. est transférée en soins de suites et de réadaptation pour 5 semaines. Le déficit persiste.
Elle bénéficie d’un suivi pour une rééducation avec kinésithérapie.
Elle est revue en consultation par le chirurgien, qui reconnaît un retard dans la prise en charge : « Nous ne l’avons pas opérée immédiatement ce qui a posteriori s’est avéré une mauvaise option et qui a probablement pu aggraver son déficit fémoral ».
Ce dossier illustre typiquement la perte de chance. L’indication est juste, la prise en charge est conforme, la gestion des anticoagulants est tout à fait satisfaisante. Le diagnostic est fait et l’examen complémentaire réalisé est adapté. C’est « seulement » l’évaluation de la gravité qui n’est pas conforme, et le retard de prise en charge qui sont constitutifs de la faute. Dans ce dossier, le déficit neurologique aurait peut-être été le même si l’hématome avait été évacué plus tôt, mais il n’y a pas de certitude ; en revanche, le retard de prise en charge ne peut pas avoir amélioré la situation. C’est l’idée que « si l’hématome avait été évacué plus tôt, peutêtre, que le déficit aurait été moins important ou ne serait pas survenu » qui est traduit par perte de chance.
Lorsque dans un dossier, le concept de perte de chance est évoqué, les mis en cause le ressentent mal. Il faut avoir à l’esprit que si une faute est reconnue à l’auteur des faits, la perte de chance minimise cette faute.
Si la faute est caractérisée, l’auteur est responsable de 100 % du préjudice. En cas de faute reconnue comme perte de chance, c’est qu’une partie du préjudice qui sera imputable à l’auteur de la faute soit 10, 20, 50 % du préjudice.
La perte de chance est une atténuation de la responsabilité de l’auteur de la faute, une incertitude partielle persiste.
La difficulté qui persiste est l’évaluation de ce pourcentage de perte de chance, elle ne peut se faire qu’au cas par cas, en fonction du pourcentage de réalisation des différents événements. Les experts judiciaires médicolégaux se risquent parfois à avancer des pourcentages, mais c’est aux magistrats de le fixer en dernière instance.
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