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Prévention et protection

Publié le 15 nov 2019Lecture 11 min

Prévention thromboembolique : à tout âge ?

Fabrice EXTRAMIANA, service de cardiologie, Hôpital Bichat, Paris

La prévalence de la fibrillation atriale (FA) augmente avec l’âge et la population de nos pays vieillit.

Fibrillation atriale, risque thromboembolique et grand âge La prévalence de la fibrillation atriale (FA) augmente avec l’âge et la population de nos pays vieillit. La FA est déjà une pathologie majoritairement du sujet de plus de 75 ans et les projections à 2060 estiment que près des 2/3 des patients avec une FA auront plus de 80 ans(1). Par ailleurs, un âge au-delà de 75 ans est le facteur de risque d’AVC associé à la FA le plus puissant (risque multiplié par plus de 5, alors que l’antécédent d’AVC ne multiplie le risque « que » par 2,9)(2). Ce sont d’ailleurs les sujets de plus de 80 ans qui paient le tribut le plus lourd aux AVC. Ces notions sont bien connues et intégrées dans le score de CHA2DS2- VASc et les recommandations de la prise en charge de la FA. Les sujets de plus de 75 ans devraient tous (sauf contre-indication absolue) être sous anticoagulants(3). Cependant, les enquêtes anciennes ou même récentes montrent régulièrement qu’au mieux la moitié des patients de plus de 80 ans avec de la FA sont effectivement sous traitement anticoagulant(4). Ce faible taux d’anticoagulation des patients âgés avec FA pourrait ne relever que d’une mauvaise diffusion et connaissance des recommandations. Cependant, il est également possible que cela reflète des interrogations et/ou réticences légitimes des prescripteurs. En effet, même s’il semble clair que le sur-risque d’AVC associé à la FA augmente beaucoup avec l’âge(5) et que plus du tiers des AVC sont attribués à une cause cardio-embolique après 75 ans(6), le risque hémorragique sous anticoagulant est également plus fort après 80 ans(7). La question de la balance bénéfice/risque est donc centrale pour la décision d’anticoagulation chez les patients les plus âgés caractérisés par la présence de nombreuses comorbidités et des taux de mortalité annuelle de 6 % entre 80 et 90 ans et de 18 % au-delà (données INSEE 2016). Il est donc légitime d’évaluer les niveaux de preuve scientifique du traitement anticoagulant en prévention du risque thromboembolique associé à la FA chez les sujets les plus âgés. Que disent les études randomisées qui ont démontré l’intérêt des anticoagulants dans la FA ? Il y a près de 20 ans, entre 1989 et 1992, 5 études randomisées (AFASAK, SPAF1, BAATAF, CAFA, SPINAF) ont montré que le traitement par AVK comparé au placebo diminuait le risque d’AVC des 2/3(8). Cependant, l’âge moyen des patients inclus dans ces études était toujours inférieur à 75 ans, souvent à 70 ans et les patients de plus de 75 ans étaient même exclus de l’étude SPAF1(8). Ainsi, seuls environ 20 % des 2 900 patients inclus dans ces études avaient plus de 75 ans et la durée moyenne de suivi était de 1,6 an(8) pour revue et références des différentes études. Seules 3 études ultérieures ont évalué des patients d’âge moyen supérieur à 80 ans mais avec l’aspirine comme comparateur à la warfarine (sous analyse > 75 ans de SPAF2, WASPO et BAFTA). L’étude SPAF2 montre que les risques d’AVC et d’hémorragie sont au moins 2 fois plus importants après 75 ans. Après 75 ans, et par rapport à l’aspirine, les AVK sont associés à une diminution non significative du risque d’AVC mais augmentent les hémorragies(9). L’étude WASPO n’incluait que 75 patients. L’étude BAFTA(10) est beaucoup plus informative. Il s’agit d’une étude randomisée incluant près de 1 000 patients de plus de 75 ans (60 % > 80 ans, 20 % > 85 ans). Le taux d’AVC était diminué de moitié (RR = 0,46 ; IC95% : 0,26-0,79 ; p = 0,003) chez les patients sous AVK (vs aspirine)(10). Ce bénéfice des AVK était observé dans les 3 tranches d’âge (75-79, 80-85 et > 85 ans). Le risque hémorragique sous traitement augmentait avec l’âge dans les 2 bras mais avec des taux supérieurs dans le bras aspirine par rapport au bras AVK. Le risque d’AVC + hémorragie majeure était supérieur sous aspirine comparé aux AVK. On peut cependant considérer que l’aspirine est un moins bon comparateur que le placebo pour le risque hémorragique. La mortalité quant à elle était comparable dans les 2 groupes (autour de 8 % par an)(10). Il n’y a pas d’étude randomisée anticoagulant oral direct (AOD) versus placebo en prévention du risque thromboembolique associé à la FA. Cependant, l’étude AVERROES a comparé l’apixaban à l’aspirine(11). L’apixaban est associé à une diminution de plus de 50 % du risque d’AVC ou d’embolie systémique (HR = 0,45 ; IC95% : 0,32-0,62 ; p < 0,001) sans augmentation significative du risque d’hémorragie majeure (HR = 1,13 ; IC95% : 0,74-1,75 ; p = 0,57)(11). Une sous-analyse d’AVERROES a évalué les effets des traitements chez les patients de plus ou moins de 75 ans(12). Dans les 2 bras, les risques d’AVC et d’hémorragies sont plus importants chez les patients de plus de 75 ans à l’inclusion. Mais la diminution des AVC par l’apixaban est plus importante chez les patients les plus âgés sans majoration du risque hémorragique par rapport à l’aspirine(12). Par conséquent le bénéfice clinique net de l’apixaban versus l’aspirine augmente avec l’âge et est maximum chez les sujets plus âgés (figure)(12). Figure. Risque d’AVC, d’hémorragie sous traitement et bénéfice clinique net en fonction de l’âge (d’après référence 12). AOD versus AVK Les études randomisées comparant AVK et AOD ont montré une meilleure balance bénéfice/risque avec les AOD(13). Pour chaque AOD, une sous-étude a été réalisée chez les patients de plus de 75 ans. L’ensemble de ces études a été récemment évalué dans une métaanalyse(14). Il en ressort que, chez les patients avec FA et de plus de 75 ans, les AOD sont associés à une diminution d’un quart des accidents emboliques (HR = 0,76 ; IC95% : 0,67-0,85 par rapport aux AVK), sans majoration des hémorragies majeures (HR = 0,95 ; IC95% : 0,74-1,23) et avec une diminution de plus de 50 % des hémorragies intracrâniennes (HR = 0,48 ; IC95% : 0,34-0,67)(14). Il semble donc clair que lorsque l’on décide de prescrire un anticoagulant à un patient de plus de 75 ans, il est préférable de choisir un AOD, en l’absence de contre-indication, plutôt qu’un AVK. Quid des patients de plus de 85 ans ? De plus de 90 ans ? Les études avec les AOD ont inclus près de 40 % de patients de plus de 75 ans(13). Mais ce chiffre cache en réalité une très faible proportion de patients très âgés. Ainsi la proportion de patients de plus de 85 ans était entre 4 et 5 % dans les études RELY et ROCKET, et il y avait moins de 0,5 % de patients de plus de 90 ans dans l’étude RELY (d’après la communication de O. Hanon à l’ESC 2019). Pour ses populations très âgées, plusieurs petites études donnent des résultats parfois contradictoires. Les données numériquement significatives les plus solides que nous ayons actuellement sont celles issues de grands registres. Le registre européen PREFER in AF a inclus plus de 4 500 patients de moins de 80 ans, 467 patients ≥ 85 ans et 84 patients ≥ 90 ans(15). Chez les patients de 85 ans et plus, le taux d’événement embolique était de 6,3 pour 100 patients/an sans anticoagulant et de 4,3 pour 100 patients/an sous anticoagulant. Le taux d’hémorragie majeure chez les patients de 85 ans et plus était de 4,2 et 4,0 pour 100 patients/an sans et sous anticoagulant respectivement(15). Le traitement anticoagulant était associé à une diminution du critère combiné (AVC ischémique + embolie systémique + infarctus du myocarde + AVC hémorragique + hémorragie majeure), de -1,92 % chez les patients de moins de 85 ans, - 2,78 % chez les patients de 85 ans et plus et de -8,02 % chez les patients de 90 ans et plus. Le bénéfice clinique net est donc beaucoup plus fort chez les patients les plus âgés. Les pourcentages sont impressionnants mais là encore, ils cachent un très faible nombre de patients de plus de 90 ans. Le registre taiwanais est remarquable(16). L’ensemble de la population adulte de Taiwan avec un nouveau diagnostic de FA entre 1996 et 2015 a été évaluée. Sur les 481 534 nouveaux diagnostics de FA en 20 ans, 26 608 patients (6 % des FA) avaient 90 ans ou plus (92,6 ± 2,7 ans). Trois analyses différentes ont été conduites. • 1re analyse. Les patients de plus de 90 ans avec FA mais sans traitement anticoagulant ont été comparés à un échantillon apparié 1:1 pour l’âge et le sexe avec des sujets sans FA. Le taux ajusté d’AVC était de 2,9 % et 5,8 % chez les patients sans ou avec FA (HR ajusté sur le risque compétitif = 1,93 ; IC95% : 1,74-2,14 ; p < 0,001). Le taux ajusté d’hémorragie intracrânienne était de 0,63 % et 1,0 % chez les patients sans ou avec FA (HR ajusté sur le risque compétitif = 0,85 ; IC95% : 0,66- 1,09 ; p = 0,196)(16). Cela confirme que la FA non traitée est associée à une majoration du risque embolique (mais pas du risque d’hémorragie intracrânienne). • 2e analyse. Les risques d’AVC et d’hémorragie intracrânienne ont été évalués chez les patients de de 90 ans ou plus avec une FA en fonction du traitement (AVK, antiagrégant plaquettaire ou pas de traitement) pendant la période précédant la commercialisation des AOD (1996-2011). Les résultats montrent, en comparaison avec l’absence de traitement, une diminution minime et statistiquement non significative des AVC ischémiques avec les antiagrégants plaquettaires (HR après ajustement par score de propension = 0,91 ; IC95% : 0,78-1,06) alors que les AVK sont associés à une diminution significative (HR après ajustement par score de propension = 0,61 ; IC95% : 0,40- 0,94 ; p = 0,024)(16). Pour ce qui concerne le risque d’hémorragie intracrânienne, les antiagrégants n’ont pas d’effet sur le risque (HR = 1,02 ; IC95% : 0,70-1,48 ; p = 0,92) et on observe une tendance non significative à une augmentation sous AVK versus pas de traitement (HR = 1,46 ; IC95% : 0,58- 3,71 ; p = 0,42)(16). • 3e analyse. Elle compare les taux d’événements sous AVK et sous AOD(16) pendant la période 2012-2015. Il n’y a pas de différence entre AVK et AOD en termes d’AVC (HR tenant compte du risque compétitif = 1,16 ; IC95% : 0,61-2,22 ; p = 0,65) ni en termes d’hémorragie majeure (HR = 0,95 ; IC95% : 0,63-1,44 ; p = 0,87). En revanche, il y a beaucoup moins d’hémorragies intracrâniennes sous AOD que sous AVK chez ces patients de 90 ans ou plus (HR = 0,32 ; IC95% : 0,10-0,97 ; p = 0,044)(16). Les 3 analyses de ce registre national exhaustif suggèrent donc qu’il faut anticoaguler les patients de 90 ans ou plus avec de la FA et que les AOD sont aussi efficaces que les AVK et associés à moins d’hémorragies intracrâniennes. Une des grandes qualités de cette étude est qu’elle en précise clairement les limites. En effet, comme pour tous les registres, les patients traités l’ont été lorsque leur médecin estimait que le traitement aurait un rapport bénéfice/risque favorable. Dans l’étude taiwanaise, seuls 3,9 % des patients ≥ 90 ans éligibles pour un traitement anticoagulant étaient effectivement traités. Cela représente un biais de sélection majeur. Il est très probable que seuls les nonagénaires en meilleure santé générale aient été traités. Il faut donc s’astreindre à considérer les résultats de cette étude comme montrant une association plutôt qu’un bénéfice causal du traitement(16). Autrement dit, les patients qui ont été anticoagulés en ont bénéficié. Cela ne signifie pas que ce résultat soit transposable à ceux chez qui le traitement n’a pas été instauré. Comment prescrire les anticoagulants chez les patients de plus de 80 ans avec de la FA ? Les recommandations européennes sur la prise en charge de la FA ne donnent pas de limite d’âge pour la prescription des anticoagulants chez les patients les plus âgés qui ont forcement un score de CHA2DS2-VASc ≥ 2(3). En revanche, ces recommandations insistent sur la rigueur de la prescription et le grand âge semble exiger un maximum de rigueur (encadré). • Le premier élément à rechercher est bien entendu la présence d’une contre-indication au traitement anticoagulant. Contrairement à une idée reçue et/ou souvent avancée, les sujets très âgés ont rarement une contre-indication absolue au traitement anticoagulant. Une étude retrouve que seulement 2,2 % des patients ont une contre-indication absolue aux anticoagulants (définie par un antécédent d’hémorragie , présence d’une tumeur intracrânienne ou d’une insuffisance hépatocellulaire terminale)(17). Ce taux de 2,2 % n’est pas différent chez les sujets de plus de 80 ans dans cette étude(17). Il y avait par ailleurs 7,3 % des patients de plus de 80 ans qui présentaient une contre-indication aux AOD (sténose mitrale, valve mécanique ou insuffisance rénale terminale) mais ils restaient éligibles aux AVK(17). Pour mémoire, il est maintenant clairement établi qu’un risque majoré de chute n’est pas une raison légitime de ne pas prescrire un anticoagulant(18). • Le deuxième point souligné dans les recommandations est l’importance de rechercher et de corriger les facteurs de risque modifiables d’hémorragie sous anticoagulant(3). Cette stratégie a remplacé l’utilisation des scores de risque hémorragique dont les performances sont peu satisfaisantes et qui aboutissaient souvent à ne pas prescrire un traitement nécessaire. Ces facteurs de risque hémorragique modifiables sont l’hypertension artérielle non contrôlée (en particulier une systolique > 160 mmHg), la consommation excessive d’alcool (à partir de 8 verres standardisés hebdomadaires) et la co-prescription de médicament favorisant les hémorragies (essentiellement les antiagrégants plaquettaires et les AINS)(3). La problématique des INR labiles est beaucoup moins fréquemment rencontrée depuis l’avènement des AOD. Enfin, il est indispensable d’éviter les surdosages en AOD liés à l’insuffisance rénale, d’une part, et aux interactions pharmacocinétiques, d’autre part(19,20). La fonction rénale est très souvent altérée chez les sujets les plus âgés et elle peut aussi se dégrader rapidement (cf. contextes de dénutrition, de canicule, de majoration de traitement diurétique, etc.). Une surveillance rigoureuse à intervalles adaptés à la situation de base et son évolution est donc indispensable. La prise en compte des interactions pharmacocinétiques nécessite encore plus de rigueur. Il est très difficile d’avoir à l’esprit l’ensemble des interactions potentielles et cela est virtuellement impossible chez les sujets très âgés avec souvent une très longue ordonnance. Il est donc indispensable de se référer aux guide pratique de l’EHRA(20). Le choix de l’AOD adapté aux comédications peut être un élément déterminant de la tolérance du traitement (encadré). Une étude récente montre que plus des 2/3 des patients de plus de 80 ans sous rivaroxaban sont sous faible dose (15 mg)(21). Il est en effet important d’adapter la posologie à la fonction rénale et aux potentielles interactions. Il faut cependant éviter l’écueil du sous-dosage sur un argument uniquement d’âge. En pratique La question de la pertinence du traitement anticoagulant chez les patients les plus âgés est d’ores et déjà très fréquente, l’évolution de la démographie dans nos pays la rendra incontournable à l’avenir. Le risque de FA, d’AVC et d’AVC associé à la FA augmentent fortement avec l’âge mais cela est aussi le cas du risque hémorragique sous anticoagulant. L’analyse des sous-groupes de patients de plus de 75 ans avec une FA inclus dans les études randomisées montre que la balance bénéfice/risque est très en faveur du traitement anticoagulant par rapport au placebo ou à l’aspirine et que les AOD présentent un meilleur profil efficacité/risque que les AVK. Les projections et données issues de grands registres suggèrent que le bénéfice des anticoagulants est encore plus important pour les patients de plus de 85 ans ou même pour les nonagénaires. Cette population mériterait cependant la réalisation de nouvelles études de stratification du bénéfice clinique net des anticoagulants, et peut-être même d’études randomisées spécifiques, afin d’assoir la prescription sur un rationnel plus fort. En attendant, comme toujours, mais plus encore pour les sujets les plus âgés, il est indispensable de rechercher les contre-indications, corriger les facteurs modifiables de risque d’hémorragie et d’optimiser la prescription en fonction des éléments de pharmacocinétique et pharmacodynamique spécifiques au patient. Enfin, lorsque la décision est difficile, il est important d’en discuter avec le patient, sa famille, son médecin traitant, et éventuellement prendre un avis gériatrique (score de « fragilité » évaluation de l’environnement de vie et des aidants, etc.). Compte tenu des conséquences dramatiques de l’AVC chez le sujet âgé, la décision de ne pas anticoaguler un patient doit reposer sur des arguments solides. Références sur demande à biblio@axis-sante.com

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