Insuffisance cardiaque
Publié le 27 nov 2007Lecture 9 min
Faut-il adapter le traitement conventionnel chez l'insuffisant rénal ?
J.-S. HULOT, Service de Pharmacologie, INSERM U621 et CHU Pitié-Salpêtrière, Paris
Les Journées de l'insuffisance cardiaque
Plusieurs études épidémiologiques ont montré qu’environ 30 % des patients hospitalisés dans les services de cardiologie présentent une insuffisance rénale modérée à sévère. L’existence de facteurs de risque croisés (hypertension artérielle, diabète, etc.) et l’augmentation du risque cardiovasculaire chez ces patients sont maintenant bien identifiés et acceptés. Mais qu’en est-il des points de vue pharmacologique et thérapeutique ? Doit-on, notamment, utiliser sans précaution particulière le traitement usuel de l’insuffisant cardiaque quel que soit le niveau de fonction rénale ou doit-on considérer à part le patient présentant une dysfonction rénale et lui proposer un traitement adapté ?
Adapter le traitement
Le patient insuffisant rénal présente un profil pharmacologique particulier
Dans les grands principes, il paraît simple et logique de proposer une adaptation du traitement chez ces patients. L’insuffisance rénale est, en effet, un facteur important de modifications de la pharmacocinétique et/ou de la pharmacodynamique des médicaments.
Modifications pharmacocinétiques
L’élimination rénale comporte plusieurs processus et la présence d’une dysfonction rénale est susceptible de modifier la pharmacocinétique, c'est-à-dire le devenir dans l’organisme du médicament, de nombreux médicaments en provoquant une accumulation progressive liée au ralentissement de l’élimination rénale. De ce fait, les sujets insuffisants rénaux peuvent être exposés à des risques de surdosage pour l’administration d’une posologie identique de traitement. Dans cet esprit, les cardiologues connaissent bien les problèmes liés à l’utilisation de la digoxine chez l’insuffisant rénal et les risques d’intoxication digitalique, les doses devant être adaptées en fonction de la clairance de la créatinine du sujet.
L’élimination rénale des médicaments ne se résume pas à la filtration glomérulaire mais fait aussi intervenir d’autres processus comme la sécrétion tubulaire active. Les diurétiques de l’anse et les thiazidiques par exemple font appel à des processus de sécrétion tubulaire active pour rejoindre la lumière urinaire et exercer leur effet natriurétique. En cas d’insuffisance rénale notamment aux stades débutants et modérés, l’altération de ces deux processus n’est pas nécessairement parallèle.
Malheureusement, l’évaluation globale de la fonction rénale par la clairance de la créatinine ne permet pas de distinguer précisément le niveau de fonction de ces deux processus. En l’absence de marqueur endogène fiable, l’évaluation de la fonction tubulaire n’est pas accessible en pratique courante mais l’avenir permettra sans doute de distinguer ces deux points et de proposer une adaptation plus fine.
Autres modifications pharmacocinétiques
On sait, en effet, qu’en dehors de l’élimination rénale, l’ensemble des autres phases pharmacocinétiques (absorption, distribution) peut être modifié chez les sujets insuffisants rénaux chroniques non dialysés. Plusieurs études ont montré qu’il existe des modifications de la motricité gastrique, du pH gastrique et enfin la présence d’un œdème pariétal intestinal chez ces sujets, autant de phénomènes susceptibles d’interférer avec les étapes d’absorption du médicament, mais globalement de manière peu importante en pratique clinique. Les déterminants du volume de distribution d’un médicament (liquide de diffusion, liaison aux protéines plasmatiques et liaison aux tissus) sont, eux aussi, susceptibles d’être altérés en présence d’une maladie rénale(1).
Si l’on reprend l’exemple de la digoxine, plusieurs études ont montré que le volume de distribution était réduit de 50 % environ chez les sujets insuffisants rénaux.
Il en est de même pour de nombreux bêtabloquants (-20 % pour le propanolol et le sotalol, -25 % pour l’aténolol). In fine, cette contraction du volume de distribution va participer, tout comme l’altération de la fonction rénale, à l’augmentation des concentrations circulantes pour une même posologie chez les patients insuffisants rénaux. Mais ceci montre que ce que nous regroupons communément sous le terme « d’accumulation » peut être observé chez l’insuffisant rénal en dehors de phénomènes rénaux et donc pour un médicament n’ayant pas une élimination rénale.
Le métabolisme hépatique est modifié chez les patients insuffisants rénaux
Les méthodes d’ajustement des posologies à la fonction rénale présument généralement que l’insuffisance rénale est associée à une altération de l’élimination rénale des médicaments sans modification de l’élimination non rénale de ceux-ci. De nombreux éléments réfutent néanmoins ce postulat pour certains médicaments, notamment cardiovasculaires. Dans une étude récente, Marbury et coll.(2) ont analysé l’influence de l’insuffisance rénale sur la pharmacocinétique d’un antidiabétique oral, le repaglinide, médicament métabolisé de manière quasi complète par le foie via une réaction d’oxydation puis de conjugaison avec l’acide glucuronique (réactions médiées par les cytochromes P450 2C8 et 3A4), puis éliminé dans la bile. Chez les sujets insuffisants rénaux sévères, une augmentation significative de l’exposition au repaglinide (jugée sur l’aire sous la courbe) ainsi que de la concentration maximale au pic était observée en comparaison aux sujets normo-rénaux ou présentant une insuffisance rénale légère à modérée. La fixation protéique du repaglinide n’était pas affectée par le niveau de fonction rénale ; ces résultats suggèrent donc que la clairance hépatique intrinsèque du repaglinide, médiée par le CYP3A4, est diminuée chez les patients présentant une insuffisance rénale sévère. L’activité chez l’homme de certaines isoformes de cytochromes P450 chez les patients insuffisants rénaux a donc été explorée par quelques équipes en utilisant des tests à base de médicaments de métabolisme sélectif pour certaines isoformes de cytochromes P450. Globalement, on peut retenir que l’altération des voies métaboliques n’est pas homogène et que, parmi les principaux cytochromes P450 impliqués dans le métabolisme des médicaments, l’activité du CYP3A4 est diminuée d’environ 30 % alors que celle du CYP2D6 reste inchangée. Les capacités d’induction enzymatique sont en revanche conservées(3).
La complexité des modifications pharmacologiques outrepassent la simple réduction de l’élimination rénale des médicaments.
Modifications pharmacodynamiques
Les patients insuffisants rénaux présentent aussi des modifications pharmacodynamiques, c'est-à-dire des modifications de la réponse aux traitements pour une même concentration de ce médicament au site d’action. On pourra ici donner l’exemple des médicaments antithrombotiques puisqu’on sait que le patient insuffisant rénal présente un profil hémostatique particulier et qu’il est plus à risque de complications hémorragiques. Il en est probablement de même pour de nombreux médicaments de la pharmacopée cardiovasculaire, même si ce point est pour l’heure peu exploré.
Par conséquent, l’ensemble de ces éléments théoriques montre que des schémas d’adaptation thérapeutique spécifiques devraient idéalement être développés pour les patients insuffisants rénaux. Adapter, oui, mais dans un contexte de médecine fondée sur les preuves si possible.
Malheureusement, les informations de ce type ne sont généralement pas disponibles. La plupart des patients insuffisants rénaux modérés ou sévères échappent, en effet, aux études liées aux différentes phases de développement du médicament :
- les études cherchant à analyser l’influence de la dysfonction rénale sur la pharmacologie d’un médicament sont souvent réalisées chez les patients insuffisants rénaux terminaux, plus simples à recruter au sein des centres de dialyse mais beaucoup moins fréquents dans la future utilisation quotidienne du médicament ;
- devant ce manque d’informations, les patients insuffisants rénaux (sévères notamment) sont par la suite exclus des essais thérapeutiques de phase III.
Les conseils donnés ci-dessous vont donc de ce fait s’écarter du cadre réglementaire strict pour essayer d’orienter le praticien face à cet enjeu pharmacologique.
Quelques principes généraux d’adaptation empirique
Comme nous l’avons vu, il existe très souvent une absence d’information précise sur les particularités pharmacocinétiques/dynamiques en cas d’insuffisance rénale pour de nombreux médicaments. Par ailleurs, il est très difficile dans ce contexte de raisonner en classe thérapeutique car chaque molécule va pouvoir présenter des modifications pharmacologiques propres chez l’insuffisant rénal.
Devant cette situation, et pour éviter l’abstention (ou le nihilisme) thérapeutique dans ce groupe de patients fréquents et à haut risque cardiovasculaire, nous devrons donc nous contenter d’utiliser des règles simples d’adaptation empirique, dont le principe est d’essayer de jouer sur les schémas posologiques pour reproduire le profil pharmacologique du normo-rénal.
Quatre grands principes(4, 5)
Utiliser des médicaments avec suffisamment de recul et d’expérience d’utilisation chez l’insuffisant rénal : il n’est pas question de rejeter l’innovation thérapeutique pour ces patients mais, devant une nouvelle molécule, il faudra toujours garder à l’esprit que les données d’efficacité et de tolérance sont issues d’une population de sujets globalement sans insuffisance rénale et prêter dès lors une attention particulière aux informations disponibles dans ce sous-groupe.
Privilégier les médicaments présentant une élimination non rénale de la molécule-mère mais aussi des métabolites s’ils sont actifs. Ce point délicat est fondamental. Le métabolisme hépatique de certains médicaments aboutit à la production de métabolites dont l’élimination peut tout à fait être rénale. Lorsque ces métabolites sont inactifs, cela ne pose a priori pas de soucis mais cela n’est bien sûr plus le cas si les métabolites produits sont actifs ou toxiques. Ceci est l’exemple typique d’un antiarythmique à fort métabolisme hépatique (le procaïnamide, aujourd’hui retiré du marché) dont l’administration chez l’insuffisant rénal pouvait induire des troubles rythmiques (bradycardie, allongement de l’intervalle QT) en raison de l’accumulation de son métabolite actif dont l’élimination était rénale. Ainsi, devant une molécule mère à élimination hépatique, il faut toujours penser à vérifier le profil d’activité/toxicité et d’élimination de ses métabolites.
Penser que le sujet présentant une insuffisance rénale est un terrain à risque propice aux interactions médicamenteuses. Il faut donc vérifier les potentialités d’interaction lors de toute nouvelle prescription et ne pas hésiter à renforcer la surveillance clinique et biologique des effets désirables et indésirables chez ces patients.
Recourir aux techniques de suivi thérapeutique pharmacologique et thérapeutique. Cette règle rejoint la précédente sur la surveillance pharmaco-thérapeutique accrue chez ces patients, en y adjoignant les techniques de dosages de médicament chez des patients présentant un profil de réponse inattendu. Des guides de prescription des médicaments chez le sujet insuffisant rénal, développés par l’équipe de néphrologie du CHU Pitié-Salpêtrière, sont par ailleurs disponibles et utiles en pratique quotidienne.
Pour le traitement conventionnel de l’insuffisance cardiaque chronique
Bêtabloquants
Parmi les quatre bêtabloquants indiqués dans le traitement de l’insuffisance cardiaque chronique congestive, le métoprolol est probablement celui qui représente le profil pharmacocinétique le plus intéressant chez l’insuffisant rénal. Il est, en effet, fortement métabolisé (notamment via les voies du cytochrome 2D6, dont l’activité est peu modifiée chez l’insuffisant rénal) pour former divers métabolites. Ces métabolites sont éliminés par voie rénale et vont s’accumuler en cas d’insuffisance rénale mais sans renforcement observé de l’effet bêtabloquant. Le nébivolol a un profil assez identique. Le bisoprolol présente une élimination urinaire plus importante. Il peut être utilisé chez l’insuffisant rénal en diminuant éventuellement les posologies (environ de moitié chez l’insuffisant rénal sévère). Il convient cependant de noter que les protocoles d’augmentation progressive de posologies par paliers permettent usuellement d’aider à atteindre sans grande difficulté la dose optimale.
Bloqueurs du système rénine-angiotensine-aldostérone
Les IEC et les antagonistes des récepteurs de l’angiotensine II présentent en général une élimination urinaire prédominante et le risque d’hyperkaliémie est renforcé en cas d’insuffisance rénale. Leur utilisation chez l’insuffisant rénal, notamment sévère, se fera donc à doses réduites, sauf pour le fosinopril qui présente une double élimination rénale et hépatique, la diminution de clairance rénale du fosinopril étant compensée par une augmentation de sa clairance hépatique. Le telmisartan a une élimination urinaire très minoritaire (< 1 %) mais il n’a pas d’indication dans le traitement de l’insuffisance cardiaque.
Diurétiques
Seuls les diurétiques de l’anse de Henlé ont une activité conservée quel que soit le niveau de fonction rénale et peuvent donc être utilisés sans adaptation particulière. Il faut en revanche se méfier des antagonistes de l’aldostérone dont l’utilisation est contre-indiquée en cas d’insuffisance rénale sévère en raison du renforcement très net du risque d’hyperkaliémie chez ces patients.
En revanche
Beaucoup de progrès restent à faire pour mieux préciser les adaptations thérapeutiques propres aux sujets insuffisants rénaux. La forte prévalence de ce sous-groupe de patients devrait inciter à mener des études qui leur sont dédiées. Dans l’attente de ce type d’information, on recourera à des principes simples d’adaptation et de précautions d’emploi.
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