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L'ESPRIT DE LUGDUNUM

Publié le 15 oct 2022Lecture 6 min

Choisir, c'est renoncer

Patrick LERMUSIAUX, service de chirurgie vasculaire et endovasculaire, Hospices Civils de Lyon, CHU de Lyon, Bron

À l'heure actuelle, l'un des jours les plus difficiles pour nos jeunes collègues, est la prise de décision après les résultats de l'ECN. Si l'on excepte les premiers qui peuvent choisir à la fois la ville et la spécialité, pour tous les autres, le choix risque d'être beaucoup plus difficile…

Plaisir ou raison ?   Toute notre vie, nous sommes amenés à faire des choix. Parfois mais rarement, la réflexion ne durera que quelques secondes, voire il n’y aura pas de réflexion, tellement une solution se dégage parmi toutes. Et même temps, dans ces cas-là, ce n’est pas si simple. Une belle Ferrari est sûrement supérieure à une Dacia, mais vous devez faire là le choix entre plaisir et raison. En général, le choix est difficile car chacune des solutions comporte des avantages et des inconvénients. Vous souhaitez acheter un appartement, mais vous hésitez entre deux offres qui ont chacune leurs avantages et inconvénients. Alors votre cerveau va faire de la simulation numérique, et vous allez vous retrouver en train de vivre successivement dans ces deux lieux. Pour alimenter cette simulation, vous allez bien sûr prendre beaucoup de conseils. Votre conjoint fera lui aussi le même travail. Et parfois vous n’arriverez pas à vous décider.   Pile ou face ?   Quelle serait l’attitude logique dans ce cas-là ? Ce serait bien sûr de tirer au sort à l’aide d’une pièce de monnaie. Alors faisons l’expérience, la pièce tombe sur pile, et vous devez choisir le premier appartement. Et pourtant vous n’allez pas suivre cette décision et vous accorder encore une réflexion. En effet, ce que vous ne savez pas, c’est que votre cerveau a décidé d’aller dans l’autre appartement mais cette décision n’est pas encore arrivée au niveau de votre conscience. La prise de décision en chirurgie vasculaire va suivre les mêmes principes. C’est un peu ce qui se passe lors de l’examen du Collège de chirurgie vasculaire. Il va falloir énumérer les différentes possibilités thérapeutiques, allant de l’abstention thérapeutique à la technique la plus lourde, en choisir une, en justifiant son choix. On ne va pas être évalué sur le fait d’avoir choisi une technique plutôt qu’une autre, mais sur la qualité de l’argumentation. Évidemment, si plusieurs études randomisées viennent démontrer qu’une technique est supérieure à une autre, la réflexion va être rapide. Mais cette situation est extrêmement rare. Parfois la décision est aussi rapide parce que l’état général du patient est très précaire, contre-indiquant plusieurs alternatives thérapeutiques. Dans les autres cas, votre cerveau va devoir faire de la simulation numérique. Il va intégrer l’âge et la situation du patient, il va intégrer les données souvent contradictoires de la littérature, mettre des points en fonction des dernières recommandations (ces dernières ne reposant d’ailleurs pratiquement jamais sur des critères scientifiques mais sur des avis d’experts), mettre plus de points pour la technique que vous maîtrisez le mieux, mettre des points (ou pas) à la technique qu’utilisait le patron (qu’il vous a toujours vendue comme étant la meilleure), retirer des points à la technique qui a abouti à une série de complications sur le patient précédent ! Il est par ailleurs très difficile de proposer une stratégie thérapeutique sans avoir vu le patient en consultation.   L’œil du maquignon   Je n’aime pas cette expression péjorative, mais je n’en connais pas d’autres. En quelques secondes, votre cerveau, va intégrer des centaines de données (la démarche pour se rendre au bureau de consultation, l’éloquence, le niveau d’éducation, ce parfum de tabac, etc.). De ce calcul intégral, il va par exemple immédiatement ressortir que chez ce patient la prothèse aorto-bifémorale aura des suites houleuses. Et même si l’on s’en défend, des critères non avouables peuvent aussi entrer en ligne de compte. Ils ne sont pas illégaux mais s’éloignent de l’éthique. Choisir une veine de banque plutôt que la grande veine saphène du patient pour aller vite, choisir une technique plutôt qu’une autre en raison de sa cotation, pousser un patient à se faire opérer rapidement de ce « volumineux » anévrisme de 45 mm, opérer toute sténose carotidienne qui arrive jusqu’à la consultation, expliquer au patient qui claudique depuis une semaine qu’il faut vite dilater cette sténose de l’artère fémorale superficielle, etc.   Alors comment limiter ces risques ?   La première réponse est la réunion de concertation pluridisciplinaire. C’est un mauvais système, mais c’est le moins mauvais des systèmes. Les derniers exemples que je viens de donner seront probablement filtrés par ce système. Les réunions de concertation pluridisciplinaire (RCP) sont cependant polluées par le « mâle » dominant (qui peut être une femme). Celui-ci qui a une grande gueule ou beaucoup de charisme va souvent imposer sa vision des choses. Le staff du service, y compris dans le privé, est intéressant si c’est un lieu de débat. J’ai fréquenté, cependant, beaucoup de colloques où la décision finale était connue avant même la réunion, tant le chef de service avait des opinions tranchées qu’il imposait à toute l’équipe. Les participants ne présentaient pas certaines options thérapeutiques, de crainte de subir l’humiliation. La RCP risque aussi de vous conseiller de réaliser une technique, qui n’est pas forcément celle que vous maîtrisez le mieux. Le risque de « pousser » l’indication existe dans le secteur privé, souvent pour des raisons pécuniaires, si le programme opératoire n’est pas rempli. La même dérive existe, pour des raisons identiques ou différentes dans le secteur public. Ici aussi, ne pas remplir son programme opératoire est dangereux, car l’administration veille. Chaque année, le chef de service rencontre direction et pharmaciens, pour essayer tant bien que mal de défendre son bilan financier. Ne pas remplir les blocs c’est donc prendre le risque de les voir redistribuer à d’autres spécialités. Avoir une grosse activité, c’est être puissant. Il n’y a pas encore si longtemps, la position d’un chef de service se mesurait à l’aune du nombre de lits d’hospitalisation. Avec l’avènement de l’ambulatoire, celle-ci se mesure maintenant au nombre d’accès au bloc opératoire. Les services de chirurgie des CHU sont en compétition à l’échelon national et aussi international. Pour ce faire, il faut publier des articles qui incluent un grand nombre de patients, et là aussi, il existe un risque de dérive de l’indication. Le second point est le contrôle de la démographie, qui devrait se faire, comme en Angleterre, sous le contrôle des praticiens. Un chirurgien qui doit faire face à un grand nombre de patients, ne sera évidemment pas tenté de pousser les indications. Mais le manque de chirurgiens est à l’évidence lui aussi dangereux car il va aboutir, d’une manière ou d’une autre, au tri des patients. L’analyse très rigoureuse de la démographie est complexe, car elle nécessite d’anticiper sur une vingtaine d’années, tenant compte de l’évolution prévisible de la prévalence des pathologies, de l’évolution des indications, de l’âge et de la répartition actuelle des chirurgiens, de l’évolution des bassins de population, des souhaits en termes d›activité, de revenus, et de qualité de vie des chirurgiens et chirurgiennes, du modèle économique dans le privé comme dans le public. « Il faut vivre comme on pense, sinon on finit par penser comme on a vécu. » Et si on essayait de vivre comme on pense, juste pour voir ?

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