Prévention et protection
Publié le 14 déc 2016Lecture 7 min
Aspirine et prévention cardiovasculaire chez le sujet âgé - Quels bénéfices ? Quels risques ?
J.-G. DILLINGER, Département de cardiologie, Centre de référence des antithrombotiques d’Ile-de-France, hôpital Lariboisière, Paris
CNCF
L’aspirine est utilisée comme antiagrégant plaquettaire dans la pathologie cardiovasculaire depuis une cinquantaine d’années environ. Elle reste le traitement de choix pour la prévention des événements athérothrombotiques. L’aspirine est recommandée avec un haut niveau de preuves par toutes les sociétés savantes européennes et américaines en prévention secondaire cardiovasculaire. Avec le vieillissement de la population, se pose régulièrement la question de sa prescription chez le sujet âgé (≥ 75 ans), voire très âgé. Voici les données scientifiques et les incertitudes concernant son utilisation chez le sujet âgé.
Épidémiologie de la pathologie cardiovasculaire
Avec l’ensemble des progrès, aussi bien économiques que médicaux, la population française est vieillissante. En effet, actuellement, 9,3 % de la population a plus de 75 ans (environ 6 millions de personnes) et 16 % auront plus de 75 ans en 2050 (figure 1 données INSEE-Eurostat). Au niveau cardiovasculaire, l’amélioration de la prise en charge thérapeutique a conduit à une réduction considérable (50 % environ) de la mortalité au cours de ces 40 dernières années.
Figure 1. Projection de population à l’horizon 2060 et structure par âge. Champ : France métropolitaine - Source : Insee, projections de population 2007-2060.
Cependant, au-delà de 65 ans, la mortalité cardiovasculaire reste la première cause de décès avec 35 % des causes. Les pathologies cardiovasculaires chez le sujet âgé sont à la fois plus fréquentes mais aussi plus graves.
L’atteinte est souvent polyartérielle pouvant associer une maladie coronaire, une atteinte des troncs supra-aortiques, une artérite des membres inférieurs (AOMI) et/ou un anévrisme de l’aorte abdominale(1). Concernant la maladie coronaire, la mortalité par infarctus reste deux fois plus élevée chez les patients de ≥ 75 ans par rapport à ceux de < 75 ans(2). Le risque d’AVC est de plus de 5 % de survenue pour le restant de leur vie chez les patients de ≥ 75 ans. Concernant l’AOMI, sa prévalence est d’environ 25 % au-delà de 80 ans(3). Il est donc clair que non seulement la prévalence de la maladie athérothrombotique est élevée mais aussi que le sujet âgé est fréquemment un sujet à haut risque cardiovasculaire avec une mortalité cardiovasculaire > 10 % à 10 ans.
Au-delà de la simple évolution de l’athérome artériel, il existe quelques spécificités physiopathologiques liées au sujet âgé. Tout d’abord, l’atteinte athéromateuse est plus diffuse avec par exemple présence de lésions carotidiennes (plaques ou sténoses) chez 40 % des patients ≥ 75 ans et 50 % des patients ≥ 85 ans (figure 2). L’atteinte athéromateuse s’accompagne d’une rigidité artérielle plus importante (épaississement et fibrose de la paroi artérielle), ce qui a pour conséquence que 2/3 des personnes âgées de plus de 80 ans sont hypertendues. Par ailleurs, le patient âgé présente une hyperréactivité plaquettaire plus fréquente aussi bien aux inhibiteurs P2Y12(4) qu’à l’aspirine(5), ce qui peut expliquer aussi la survenue plus fréquente des événements thrombotiques. Enfin, si le patient âgé est un patient à haut risque ischémique, il est également un patient à haut risque hémorragique, ce qui rend sa prise en charge particulièrement complexe. Dans l’étude Trilogy-ACS, les patients de plus de 75 ans présentant un syndrome coronarien avaient un risque ischémique et hémorragique multiplié par 2 et les patients de plus de 85 ans par 3(6).
Figure 2. Prévalence des lésions carotidiennes à l’écho-Doppler chez les sujets âgés (n = 239). D’après Pujia A et al. Stroke 1992 ; 23 : 818.
Bénéfices de l’aspirine en prévention secondaire
L’aspirine est le traitement antiagrégant plaquettaire de référence dans le traitement aigu des maladies cardiovasculaires (AVC et IDM) et pour la prévention secondaire, comme l’illustre très bien la métaanalyse de l’Antithrombotic Trialists’ Collaboration(7). Son utilisation permet une réduction de 20 % des événements cardiovasculaires lors des différentes manifestations thrombotiques. À noter que ce bénéfice ischémique est contre-balancé par un sur-risque hémorragique (notamment hémorragie cérébrale) mais dont la fréquence est très inférieure aux événements ischémiques. Cette balance penche donc très largement en faveur de l’emploi de l’aspirine compte tenu du risque ischémique. Le sous-groupe des personnes âgées (compte tenu de l’ancienneté des études sur l’aspirine, le sujet âgé était défini à l’époque comme un patient ≥ 65 ans) bénéficie de la même facon de l’aspirine que la population générale.
Ainsi les recommandations des sociétés savantes préconisent avec le plus haut niveau de preuve et sans limitation d’âge l’utilisation de l’aspirine en prévention secondaire.
Aspirine et prévention primaire
L’aspirine en prévention primaire est associée à une réduction significative de 18 % des événements coronaires et de 12 % des événements cardiovasculaires. Ces résultats sont là encore consistants dans le sous-groupe des personnes âgées de plus de 65 ans (figure 3). Compte tenu de la moindre fréquence des événements ischémiques par rapport à la prévention secondaire et de la même fréquence du risque hémorragique, le rapport bénéfice-risque n’est pas en faveur d’une utilisation systématique de l’aspirine comme l’attestent les recommandations ESC (grade III)(8). Dans les sous-groupes à plus haut risque, le bénéfice de l’aspirine en prévention primaire n’est là encore pas évident. Cela est vrai chez les patients diabétiques (comme dans les études JPAD ou POPADAD) mais aussi chez les personnes âgées. L’étude JPPP réalisée chez des patients japonais de plus de 60 ans démontre que l’aspirine 100 mg/jour ne réduit pas significativement le risque d’événements cardiovasculaires ischémiques chez des patients avec un ou plusieurs facteurs de risque cardiovasculaire (HTA, dyslipidémie, diabète). D’autres études évaluant l’aspirine en prévention primaire chez le sujet âgé sont en cours comme l’étude ASPREE dont le recrutement est terminé (14 383 patients de plus de 65 ans) et dont l’objectif est l’intérêt de l’aspirine, non seulement sur l’effet cardiovasculaire mais aussi sur la survenue des cancers en prévention primaire.
Figure 3. Intérêt de l’aspirine en prévention primaire et dans le sous-groupe des patients de plus de 65 ans. D’après Antithrombotic Trialists’ Collaboration. Lancet 2009 ; 373 : 1 849-60.
Vers une meilleure stratification du risque en prévention primaire
Le bénéfice systématique de l’aspirine en prévention primaire n’est pas démontré dans la population générale et chez le sujet âgé. De plus, les échelles de stratification du risque comme l’échelle Score utilisant les facteurs de risque cardiovasculaire classiques ne sont pas utilisables pour estimer le risque dans cette population.
Il faut peut-être réserver l’utilisation de l’aspirine en prévention primo-secondaire, c’est-à-dire aux patients avec une atteinte athéromateuse infraclinique.
La présence de sténoses carotidiennes asymptomatiques est corrélée à la survenue des événements athérothrombotiques et permet donc de stratifier les patients à risque. La sévérité de ces sténoses carotidiennes est également corrélée à la fréquence et à la sévérité de la coronaropathie chez les patients avec un AVC(9).
Pour l’évaluation de la maladie coronaire chez le sujet âgé, le score calcique permet d’évaluer de façon simple l’atteinte coronaire.
Les tests fonctionnels ne sont pas toujours faciles à réaliser et souvent sous-maximaux. L’étude Bioimage évaluant l’atteinte coronaire chez des patients asymptomatiques a montré que le risque d’événements cardiovasculaires était multiplié par 12 lorsque le score calcique est ≥ 100(10). À noter que 39 % des patients de ≥ 75 ans avait un score calcique < 100 (figure 4). Cette approche morphologique pourrait donc permettre d’identifier les personnes âgées les plus susceptibles de bénéficier de l’aspirine(11).
Figure 4. Distribution du score calcique et intérêt pronostic en fonction de l’âge. D’après Blaha MJ et al. Circ Cardiovasc Imaging 2014 ; 7 : 398-408.
Une évaluation nécessaire du risque gériatrique
Après l’évaluation de ce risque ischémique, il est important de prendre en considération le risque hémorragique mais aussi les autres comorbidités, plus fréquents chez les personnes âgées qui peuvent remettre en question la prescription de l’aspirine, notamment en prévention primo-secondaire. En effet, la recherche de la vulnérabilité est un élément prédictif majeur du pronostic de la personne âgée. Par exemple, la recherche d’une dénutrition (albumine < 35 g/l), l’autonomie (mobilité dans la vie quotidienne) ou encore l’anémie et l’insuffisance sont des paramètres assez facile à rechercher. De la même façon, le patient âgé est souvent un patient avec une poly-médication et les médicaments augmentant le risque hémorragique doivent être systématiquement recherchés. L’interaction entre aspirine et AINS est assez bien connue des praticiens. En revanche, l’action anti-agrégante des antidépresseurs (inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine) comme la fluoxétine, souvent utilisés chez les personnes âgées, est moins connue. Enfin, une indication à un traitement anticoagulant comme dans la fibrillation atriale doit inciter à suspendre ou arrêter l’aspirine lorsque la maladie cardiovaculaire est stable, compte tenu de l’augmentation du risque hémorragique de 50 %(12). Pour finir, concernant la prescription d’aspirine, tout doit être fait pour favoriser l’observance et la tolérance. L’utilisation de faibles doses d’aspirine, qui a montré une réduction des événements hémorragiques par rapport aux fortes doses est particulièrement justifiée chez les personnes âgées dont la prévalence des ulcères gastro-duodénaux est augmentée. De même, l’emploi d’une forme en comprimé peut faciliter l’observance du patient âgé.
En pratique
L’aspirine doit être largement prescrite en prévention secondaire chez le sujet âgé.
En prévention primaire, son utilisation systématique n’est pas recommandée et le risque ischémique doit être affiné, notamment grâce aux examens morphologiques (écho-Doppler carotidien, score calcique).
Une analyse du risque hémorragique et des comorbidités gériatriques est indispensable afin de bien évaluer la balance bénéfice-risque du traitement antiagrégant plaquettaire.
Ainsi, l’approche individuelle est tout particulièrement primordiale dans la population âgée.
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